Laurine Rousselet : Pourrais-tu nous dire, cher Pierre, à quelle date s’est constitué le collectif l’Atelier IMIS ? Les rencontres ont-elles pensé rapidement à la nécessité d’un lieu pour offrir des installations artistiques in situ, qu’elles soient visuelles ou sonores ?
Pierre Martin : Le collectif IMIS existe depuis plus de vingt ans. Relancé à notre arrivée en Charente en 2016, il est devenu l’Atelier IMIS. L’appellation « Atelier » découle du projet de créer un lieu de recherche et d’expérimentation artistique modulable. L’objectif essentiel de cet atelier est de nous permettre entre autres de présenter au public le résultat de notre travail collectif sous forme d’expositions ou d’évènements culturels (théâtres, concert, installations visuelles et/ou sonores in situ ou conférences). Dès le départ, nous avons eu la volonté d’intégrer à ce travail la littérature et la poésie. L’Atelier IMIS est transdisciplinaire, tout fonctionne conjointement. Avoir un lieu nous permet de présenter au public des œuvres originales collaboratives. Nous définissons chaque année un thème de réflexion commun qui aboutit à une série d’évènements, expositions, concerts, lectures, et qui devient aussi le fil rouge autour duquel se construit la revue. Chaque artiste a sa propre pratique et suit son parcours personnel mais ce travail en collectif est pour nous l’occasion d’une rencontre annuelle autour d’une problématique commune.
Il nous a aussi semblé important de faire une sorte de bilan des activités artistiques et culturelles de l’année, de nos rencontres, de nos coups de cœur, des idées qui ont circulé… La forme imprimée s’est imposée, pour notre plaisir, pour le plaisir de fabriquer un objet littéraire qui pourrait être une tribune permettant à celles et ceux qui le souhaiteraient de s’exprimer. En multipliant les angles de vue et les styles nous voulions faire de chaque revue un témoignage, une empreinte dans le temps de nos aventures artistiques, de nos questionnements, de nos doutes aussi et de ce que signifie pour nous créer. Nous avions aussi envie de nous inscrire dans une tradition littéraire et artistique qui nous a toujours passionnés et nourris.
Le titre vient de la première exposition en Charente, Proximités-Distances, il s’est simplement imposé et depuis, il prend de plus en plus de sens et de valeur à nos yeux dans la manière d’organiser le travail et d’explorer « les proximités », de les décliner sans limites.
L.R. : Dans le N° 1, tu signes avec Florence Toussan plusieurs pages : « Voir sans être vu », « Une voix ». Quelle expérience gardes-tu de cette désignation du sens à deux ? Permet-il de relayer indépendamment du discours cette part de silence dans la relation avec l’autre ? L’écriture gagne-t-elle en clarté ?
P.M. : Nous avons créé le collectif ensemble et cela nous a semblé naturel d’assumer une grande part du travail de rédaction pour le premier numéro. Nous sommes désormais fiers de compter parmi les contributeurs des sensibilités, des cultures, des pratiques artistiques et des provenances géographiques diverses. Florence et moi avons l’habitude de travailler ensemble. Souvent, l’un commence une phrase et l’autre la finit. Notre capacité de création et d’organisation est fortement renforcée lorsque nous travaillons ensemble. Notre collaboration remonte à plus de vingt ans, dans le cadre de différents projets artistiques. Écrire ensemble est une nouvelle aventure à chaque fois, nous avons un endroit commun où ce qui est écrit n’est ni à l’un en particulier ni à l’autre mais à un être hybride. Nous avons créé le personnage ou l’avatar d’Édith Simon qui représente cette fusion de la pensée où il ne nous est plus possible de distinguer ce qui vient de l’un ou l’autre. Cette présence éditoriale est aussi pour nous un clin d’œil. C’est à ce point de rencontre que nous parvenons à synthétiser nos idées et les mettre en forme pour qu’elles puissent être partagées d’abord avec les artistes puis avec le public. L’échange permet d’affiner notre vision du monde et avec le temps (et beaucoup de travail aussi…) de se prolonger dans des problématiques qui nous tiennent à cœur. Derrière ce travail remis sans cesse sur le métier il y a un engagement et notre patte. C’est très réfléchi. Édith Simon est devenue le personnage qui porte notre sensibilité commune, nos engouements, nos enthousiasmes, nos revendications ou nos coups de gueule. Tout peut passer par elle. Avec Édith, il n’y a pas de découpage de la pensée, elle peut se permettre une approche plus incisive ou critique que chacun de nous à titre personnel.
Florence et moi cheminons de front dans le temps présent, et les échos que nous en percevons nous permettent de progresser ensemble et individuellement. Nous parvenons ainsi à aborder tous les sujets et problématiques qui nous tiennent à cœur, sans tabou. Par exemple, le choix des titres est fondamental, ils sont choisis avec beaucoup de soin, d’attention, d’écoute du moment.
L.R. : La présence plus-que-vive de Jean-Michel Picard est immanquable dès le premier numéro. Plusieurs entretiens lui ont été consacrés au cours des ans, sans compter ses propres interventions. À tes yeux, quel est le rôle de cet artiste, sa place dans le collectif ?
P.M. : Jean-Michel Picard a rejoint le collectif dès le début de l’aventure. Nous nous sommes rencontrés par hasard et son travail nous a plu, sa manière d’en parler, sa sensibilité. Jean-Michel est l’un des premiers à s’être impliqué dans le collectif. Il a participé à toutes les revues depuis Proximités-Distances en 2017. On peut suivre ainsi, de l’intérieur, la progression de ses recherches, de ses projets. Nous avons la certitude qu’il se joue là, précisément, quelque chose d’important, c’est pour cette raison que l’Atelier IMIS a organisé l’hiver dernier « Résidence secondaire », pensé comme une rétrospective laissant à Jean-Michel la possibilité de déployer son univers et sa poésie dans une maison vide d’Angoulême. Une carte blanche qui s’est concrétisée également par des écrits, un catalogue d’exposition, un Carnet de l’impatience… Jean-Michel s’investit de plus en plus dans la démarche de propagation de la poésie par des lectures croisées (avec Nnuccia, Ihintza-Chloë, moi-même) et des vidéos. Nous jouons ainsi d’une forme de complémentarité qui est le socle, la base, de toute l’activité de l’Atelier IMIS.
L.R. : Tu écris dans l’éditorial du N° 4 titré Intimes, au-delà des territoires que le numéro précédent avait ouvert la voie. En effet, exister dans la « Fragilité » demande à l’Humain de surmonter les épreuves, compréhension et transcendance aidant, de façonner différentes forces jusqu’à projeter la possibilité d’un bonheur. L’année 2020 fut riche d’événements, en témoigne ce N° 4 ; résidence pour les artistes Sandolore Sykes et Brigitta Horváth, parution du hors-série Rendez-vous de Ihintza-Chloë Hargous. Dans quelle mesure Proximités est une source vivifiante, par la force du collectif qui dit nos faiblesses ?
P.M. : Proximités fonctionne comme un rassemblement. Une fois par an, ce travail de fourmis ou plutôt d’abeilles dans la ruche, est un regroupement de forces vives qui donne une sensation de puissance. C’est troublant, fort et agréable, et bien sûr très vivifiant. Ensuite, chacun reprend sa route mais ça a existé. Notre exposition annuelle est le lieu du regroupement et la revue une forme de catalyseur du processus de création. Il y a aussi une dimension d’archivage, garder une mémoire de l’action artistique qui est prolongée en mouvement par la réalisation d’une vidéo (en ligne sur le site). Dans notre société, les artistes sont mis en situation de fragilité, de dépendance, de concurrence, ils se retrouvent trop souvent confrontés à leurs faiblesses et à leur solitude face au système dans sa globalité. Nous voulons faire du duo exposition/revue un moment de respiration et de bienveillance. En 2020, malgré les confinements, nous avons tout mis en œuvre pour mener à bien nos projets, maintenir l’exposition « Intimes, au-delà des territoires » et permettre à Brida Horváth de faire sa performance dans le jardin. Ce numéro 4 de la revue est riche de nombreuses contributions, nous sommes passés par ce biais pour rester malgré tout en contact avec d’autres artistes et poursuivre ainsi réflexion et création. Puis, Ihintza-Chloë Hargous a rejoint le collectif. Nous aimons construire avec elle de nombreuses passerelles. Après « Rendez-vous » il y a eu « Substrat », catalogue de l’exposition présentée à l’Atelier, puis le Carnet de l’impatience « Signe », et nous pensons à une suite. Le cas d’Ihintza-Chloë illustre parfaitement notre désir de cheminer ensemble, de tracer des sillons et de les approfondir.
L.R. : La plasticienne Françoise Pélardy est présente dès le numéro 2 de la revue. Comment s’est tissé le lien avec cette artiste formidable ? Pourrais-tu nous faire part du dialogue artistique entre Florence Toussan et elle ? L’Atelier IMIS a publié son titre Corps quotidien dans la collection « Les carnets de l’impatience ».
P.M. : Au même titre que Jean-Michel Picard, Françoise Pélardy est l’un des piliers du collectif. Ils sont présents l’un et l’autre, y compris dans les moments de doute, pour nous rappeler que ça vaut le coup et qu’il ne faut rien lâcher… Je suis, comme Françoise, passionné par la technique du monotype et nous partageons une presse. Trois monotypes de Françoise sont devenus les couvertures des trois derniers numéros de « Proximités ». L’adéquation était telle à chaque fois, que le choix s’est imposé. Son travail de la couleur, sa réflexion et son approche abstraite du sujet répondent parfaitement au ton de la revue, à l’image que nous voulons imprimer dans les mémoires. Avec Florence, elles ont de longues conversations, et je pense que ce sont ces échanges qui ont fait exister « Corps Quotidien ». Une même envie au même moment. Nous préparons avec Françoise la prochaine exposition de l’Atelier IMIS. De nouveau une carte blanche et de nouveau la possibilité d’une collaboration artistique pour imaginer et mettre en œuvre une scénographie originale et immersive. Pour cela, le travail de Françoise est particulièrement inspirant.
L.R. : Le N°5 s’intitule Nature, Fantasme ou Réalité. Si la notion de regard s’articule à celles de la pensée et de la parole, c’est un regard relationnel sur le monde que tu proposes entre destruction, dégradation mais aussi émerveillement. Comment est née l’idée de la série des huit rencontres, « Dynamique des fluides » entre textes et images, conférant à la nature une écoute précieuse ?
P.M. : Nature, fantasme ou réalité est un titre qui s’est imposé à nous. Nous traversions le covid et les confinements avec le sentiment qu’on ne pouvait pas rompre le lien artistique. Stéphane Pogran travaillait alors sur des vidéos génératives dont la fluidité des images nous a inspiré cette réflexion sur le rapport que nous entretenons avec la technologie et la nature. Et celui qu’elles entretiennent entre elles. Dans cette période troublée, c’est à nouveau par la littérature et la poésie que tout s’est organisé. Lucrèce était venu occuper et élargir notre espace vital. A la lecture de son étonnant poème De Rerum Natura, tout semblait s’aligner, entrer en résonnance avec nos préoccupations du moment.
La fluidité du monde et sa forme éternellement changeante font de la vie et la mort une perpétuelle reconfiguration. L’humain n’est alors qu’une partie du grand fluide universel, un regroupement d’atomes au même titre que n’importe quel autre élément de la nature. Par quel mystère s’est mise en place cette mécanique qui fait que nous avons pris l’ascendant sur tous les autres fluides de notre univers et cet acharnement que nous mettons à les détruire ?
Dynamique des fluides est exactement à cet endroit où la nature humaine est observée avec le regard impartial, objectif d’un entomologiste. Le texte de Florence scrute et nous met en situation de scruter avec un recul certain nos comportements, avec une acuité d’autant plus grande à cette époque que nous traversions la crise du covid.
Les sujets, comme le rapport de l’homme à la nature, sont toujours traités avec beaucoup de sérieux mais avec ce petit pas de côté qui est le propre du discours poétique. C’est une proposition que nous faisons aux lecteur·ices et nous leur faisons confiance pour qu’il·elles puissent y tracer leur propre chemin. Six des textes proposés dans la revue ont été adaptés pour des productions audiovisuelles que nous avons diffusées lors de diverses expositions.
L.R. : Le N° 2 titré L’Illusion (2018) pense la politique au travers de textes et d’entretiens. Tu écris dans ton éditorial : « il est nécessaire de se recentrer sur les valeurs humaines […] La réponse qui est la nôtre passe par la poésie ». Poésie et politique se mêlent. Plus exactement, tu attends de la poésie (mère de toutes les disciplines artistiques) qu’elle soit perçue comme politique. Votre association est un lieu d’engagement, une stratégie de lutte. Les difficultés sont-elles importantes aujourd’hui pour qu’une association ambitieuse comme la vôtre puisse continuer d’être un acteur social et politique, économique ?
P.M. : La revue Proximités est pour nous l’occasion de prises de position. On se rappelle à chaque fois que l’acte poétique est aussi un acte politique. Nous prenons l’initiative de nous exprimer en public, par l’écrit, l’image ou la musique, et nous avons conscience, même à notre niveau, que cela représente une réelle responsabilité. Éditer une revue doit être un engagement, certainement pas une démarche professionnelle bien que nous y mettions tout notre savoir-faire, le nôtre et celui de nos contributeurs. Nous sommes animés par la nécessité de faire, de créer et de diffuser, sans se poser la question de ce qu’un tel investissement personnel va rapporter. Bien sûr, on s’insère dans un système qui demeure commercial, avec des coûts incompressibles, comme payer les imprimeurs, les tirages photo, les consommables… mais nous nous attachons à ce que l’édition de la revue ne soit financée que par les productions de l’Atelier IMIS (organisation de concerts, édition de catalogues d’exposition, participations à des actions culturelles), des dons et quelquefois des financements participatifs. Sans publicité ni subventions, nous avançons à notre rythme. Avec le recul, la maison d’édition a trouvé une sorte d’équilibre qui répond au principe des vases communicants, ce qui s’avère rentable alimente ce qui ne l’est pas.
Nous avons appris avec le temps à considérer le travail bénévole à sa juste valeur, celle de l’engagement et de l’implication ; une valeur en perte de vitesse dans une société où tout doit être rentable et « professionnalisable ». Nous avons souvent l’impression de ramer à contre-courant… Mais c’est le prix à payer pour conserver notre liberté éditoriale et notre liberté d’expression tout en conservant un fort niveau d’exigence. Quand on fait le bilan financier de ce que représente ce travail, nous sommes bien obligés de constater qu’une démarche purement professionnelle ne pourrait pas aboutir à un tel résultat. Valoriser toutes les heures passées à l’élaboration de chaque numéro donne le vertige.
Ce type de fonctionnement se généralise pour toutes les activités du collectif. Par exemple, lorsque nous exposons un artiste, nous mutualisons les compétences, le matériel… S’il faut écrire des textes, faire une vidéo, de l’éclairage, une création sonore, un catalogue, nous le faisons, s’il faut tirer des câbles ou monter en haut de l’échelle, nous le faisons. Nous avons accumulé non seulement de l’expérience mais aussi du matériel et des compétences qui nous donnent une grande autonomie. Écrire, dessiner, peindre, faire de la musique, du théâtre, danser… éditer une revue, nous le faisons parce que c’est pour nous absolument nécessaire, essentiel, là se situe notre engagement, notre plaisir aussi et notre capacité à nous émerveiller. Ce type d’enjeu ressort lorsque l’on parcourt de façon transversale l’ensemble des revues et des contributions.
Par le fait même d’exister, la revue offre une forme de visibilité qui nous échappe, les numéros circulent beaucoup, sur des salons, lors d’événements comme des scènes ouvertes de poésie. Cette diffusion est aussi un moyen de communication efficace (bien que détourné). On ne se lance pas dans un projet éditorial (quel qu’il soit) pour gagner de l’argent !
L.R. : Chaque numéro de la revue Proximités créé manifeste son élan propre. L’on peut y voir un changement continuel de forme. La revue est à la fois force et matière mouvantes. À quel point créer est-il une condition pour exister dès ton lever du jour ?
P.M. : Cette revue a une vie propre, l’éditer est en soi un acte créatif. L’évolution se fait au fil du temps et du travail, nous ne maîtrisons pas tout, au contraire, cette forme mouvante va au-delà de la simple activité éditoriale pour prendre une dimension intrinsèquement créative. Nous faisons un assemblage hétéroclite de propositions qui n’ont pas forcément une forme poétique traditionnelle mais le temps passe, les idées s’agrègent, les propositions se répondent et se complètent, une forme surgit à laquelle nous laissons le temps et la liberté de se déployer pour aboutir enfin à ce que nous considérons comme un objet globalement poétique. Un mouvement intérieur passe d’un numéro à l’autre. Nous semons des petits cailloux, laissons des indices, des traces, par exemple le platane en photo au début du numéro 7 est en lien avec le texte « Un ancêtre » du numéro 6.
Finalement, ce processus créatif est celui qui me correspond. Mon travail personnel suit le même modèle, multiplier les interventions dans différents domaines et laisser le temps agir. Je considère la poésie comme un état global.
L.R. : Pourrais-tu nous présenter le prochain numéro, que tu vas d’ailleurs présenter au Salon de la revue, les 10, 11 et 12 octobre, à la Halle des Blancs Manteaux à Paris ?
P.M. : Le numéro 7 de Proximités se veut être un jardin partagé. Pourquoi « Jardin » ? Le thème s’est imposé comme une évidence, un concept fédérateur. Il répond à une vraie demande, un frémissement que nous avons senti, saisi au passage, une envie ou une nécessité d’aller vers des considérations positives. Le jardin parle à tout le monde… Comment mieux définir notre intention qu’en citant un extrait de l’éditorial de Florence Toussan « Ce numéro de Proximités est un jardin partagé, rien d’autre qu’un petit bout de terre meuble où toutes sortes de graines sont venues pousser »
Nous allons le présenter au Salon de la revue le 11 et le 12 octobre en présence de huit des auteur·ices qui ont envie de défendre ce projet au contact direct du public.