Laurine Rousselet : Vous dites, cher Samuel, avoir été attiré très jeune par la musique ancienne et les musiques traditionnelles. Quelles étaient les périodes s’agissant de la musique ancienne ? Aviez-vous des compositeurs de prédilection ? S’agissant des musiques traditionnelles, quelles étaient-elles ? Tendiez-vous naturellement vers certaines traditions orales ?
Samuel Cattiau : Je ne suis pas originaire d’une famille de musiciens. Mon papa, éducateur de profession, était néanmoins pianiste et organiste amateur, et s’intéressait à la musicothérapie. J’ai vu des instruments du monde entier arriver dans le salon de la maison familiale. Il partageait peu sa passion de la musique et de l’improvisation, mais sa discothèque vinyles était fournie et très éclectique. Elle m’a permis de découvrir la musique classique, contemporaine, le jazz et les musiques traditionnelles. Je me souviens de musiques expérimentales comme « À la recherche des vents solaires » de David Hykes, ou Georges Aperghis, de musiques minimalistes de Philip Glass ou Terry Riley que j’ai écoutées vers l’âge de huit ans. Mais aussi de Nina Simone, Aretha Franklin, Louis Armstrong… En musiques classiques et baroques, ce sont Alfred Deller et James Bowman que j’ai cherché à imiter. J’ai découvert des enregistrements ethnographiques venus d’Asie, d’Afrique, du continent américain, des Pink Floyd ou de Led Zeppelin, des musiques traditionnelles d’Europe de l’Est, ou encore de Sardaigne, d’Auvergne, de Corse. Mon intérêt pour la musique médiévale est venu un peu plus tard à la lecture du « Roman de la rose » de Guillaume de Lorris et Jehan de Meung. La finesse et la poésie des écrits du Moyen Âge ont résonné très intimement.
L.R. : Vous avez étudié les arts appliqués et l’histoire de l’art à l’ESAAT, fondé une agence d’éco-design et d’éco-conception dont vous avez été le directeur pendant quinze ans. Comment l’amour de la musique et du chant s’est-il propagé en vous jusqu’à lui consacrer toute votre vie ? Est-ce un acte de conscience pour s’adonner à sa passion lorsque les débuts de l’existence semblent nous orienter vers d’autres prétextes ?
S.C. : J’ai vu se construire de mes yeux d’enfant la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq dans le nord de la France. J’ai assisté à la destruction orchestrée d’un milieu rural, du bocage, de zones humides, l’expropriation de terres appartenant à des familles de fermiers depuis des générations, dont certains se sont suicidés. Au nom du développement économique, les maisons préfabriquées se montaient en quelques semaines, la bétonisation s’installait partout autour de moi. Vers l’âge de dix ans, ma maman est devenue animatrice dans une ancienne ferme transformée en centre d’accueil et d’initiation à la nature. J’ai rencontré à cette époque des adultes engagés et sensibles au respect de notre environnement et à la préservation de savoir-faire artisanaux. J’ai appris la vannerie de paille et d’osier, le rempaillage de chaises, la poterie, l’observation des oiseaux dans leurs milieux naturels, et je pratiquais activement le dessin puis la bande dessinée. Vers l’âge de treize ans, j’allais tester l’acoustique d’édifices anciens comme les églises, avec ma voix aiguë. Je chantais en cachette lorsqu’il n’y avait personne, je pensais que c’était interdit. J’étais fasciné par l’acoustique et cette expérience vocale. Étant d’une famille de six enfants, entrer au conservatoire de musique me semblait inaccessible, et je ne connaissais personne de ce milieu. À l’époque, on nous orientait vers l’informatique, métier d’avenir, disait-on. J’ai opté pour passer des concours d’entrée dans les grandes écoles d’art à Paris et à Roubaix avec l’appui d’une de mes professeures d’arts plastiques. L’ESAAT m’intéressait, car il y avait une option dessin animé, j’ai été admis. La musique restait présente, j’ai commencé à rencontrer des professeurs particuliers pour exercer ma voix et le chant.
Après cinq années aux Arts appliqués, j’ai travaillé de suite en agence de publicité dans le nord de la France. J’ai vite réalisé que le statut salarié ne me conviendrait pas, et que la météo de ma région natale non plus ! Je suis parti dans le sud de la France et j’ai travaillé en studio de film d’animation, ce fut une expérience très riche. Une série de dessins animés sur la préservation de l’environnement était en cours de production. J’ai découvert les différents métiers de l’image animée. Ensuite, je me suis installé comme graphiste et illustrateur indépendant.
Le « hasard » m’a fait rencontrer des professeurs de chants avec des approches pédagogiques atypiques qui m’ont permis d’explorer les possibles de ma voix au-delà de ce que j’imaginais. J’ai présenté mes premiers concerts en trio vocal. Travaillant pour le secteur des arts graphiques, j’ai été frappé très tôt par l’absence de réflexion en matière d’environnement, d’optimisation de matières et de matériaux, et le gâchis des fabrications dans l’imprimerie et la fabrication de produits. J’ai créé mon agence pour orienter les clients vers des démarches d’éco-conception et d’éco-design. C’était une période où on en parlait très peu. Je me suis documenté, formé, j’ai rencontré des spécialistes en France et à l’étranger, je suis allé présenter mes recherches et réalisations avec les entreprises à la Communauté européenne, au Grenelle de l’environnement, au Québec… En quelques années, je suis devenu malgré moi « apôtre » de démarches environnementales vertueuses.
Je poursuivais le développement de ma voix. Un jour, une de mes professeures m’a incité à passer les concours au conservatoire. Je suis rentré directement en 2e cycle. Il me fallait dégager 1 jour ½ par semaine, avec une entreprise, des salariés, et deux enfants en bas âge…
Au fil des années et des missions en design, je réalisais qu’on ne pouvait éveiller une « sensibilité environnementale » au sein des entreprises et auprès d’individus si aucune sensibilité propre et personnelle n’était déjà en éveil. C’est là que j’ai réalisé la force de l’art et d’une pratique artistique comme porte d’entrée. Dès lors, un virage professionnel vers la création musicale prenait tout son sens.
L.R. : Au cours de votre chemin, vous avez découvert l’intériorité des chants médiévaux d’Europe du Nord, la monodie et la polyphonie qui vont, pour ainsi dire, transformer votre réalité. À travers plusieurs répertoires, vous perfectionnez votre tessiture de contre-ténor, votre voix de baryton. Pourriez-vous parler d’une transcendance interne ?
S.C. : Quand on s’intéresse de plus près à cette longue période que nous appelons le Moyen Âge, on réalise qu’à cette époque, on considérait de manière tout aussi essentielle l’émerveillement, les arts et les sciences. La pratique de la musique ou d’un art, si elle est sincère, nous rapproche du mystère, de l’inexplicable et de ce qui nous dépasse en tant qu’être humain.
L.R. : Que vous permet de restituer et d’incarner l’improvisation ?
S.C. : C’est un moment hors du temps (chronos) et un acte de présence, et c’est d’abord de l’écoute. Le mental se met au second plan pour laisser place à notre intuition, à notre sensibilité, à une perception plus corporelle, plus immédiate.
L.R. : Votre passion pour l’architecture justifie votre recherche consubstantielle de lieux propices à développer votre timbre de voix (sur plusieurs octaves). Par-delà ce mouvement, l’identité sonore et architecturale semble expliquer la recherche d’une intensité perdue d’une présence pleine à soi. Pourriez-vous nous parler de cette expérience du « vrai lieu » ? S’apparente-t-il à l’amour ?
S.C. : Une de mes professeures fait référence au chanteur comme « architecte de sa propre cathédrale intérieure ». La pratique dans des lieux aux acoustiques particulières ou remarquables est sensorielle et multidimensionnelle. S’il y a amour, c’est dans la joie de vivre ces moments et de partager cette expérience avec le public.
L.R. : Votre art vous offre la chance de vous aventurer dans la connaissance et la pratique de plusieurs langues anciennes telles le galaïco-portugais, l’occitan, le latin, le ladino, etc. Que vient fasciner en vous la traversée du temps ?
S.C. : Les textes que je choisis témoignent de sujets intemporels qui préoccupent nos sociétés depuis la nuit des temps. Ils font écho à notre époque contemporaine et notre condition humaine. Chanter dans ces langues permet de les maintenir vivantes.
L.R. : Quelles ont été les raisons de la création de « Résonance » avec Quentin Dujardin, en 2011 ? Quelle est son exception ? Que fait exister votre premier album en 2016 ? Pouvez-vous nous conter la joie de votre rencontre avec le violoncelliste Matthieu Saglio ?
S.C. : « Resonance » est né de mon intérêt pour l’architecture, de l’expérience acoustique au sein d’édifices de notre patrimoine, du goût pour le spectacle vivant, et de l’envie de faire résonner la poésie de textes anciens. La rencontre inattendue avec Quentin Dujardin a permis la concrétisation d’un tel projet pour faire découvrir au public des architectures remarquables grâce à un répertoire de compositions qui s’adaptent à différents lieux de représentation. Le « hasard » encore a permis l’arrivée de Matthieu Saglio, excellent violoncelliste, pour former un trio et aller plus loin dans l’exploration musicale. Puis il y a eu l’arrivée d’autres musiciens de grand talent pour le 2e album « Illuminations ».
L.R. : Vous composez pour des courts-métrages, et des documentaires. Que promettent de telles explorations créatives ? Pourriez-vous nous parler du film (8 minutes) La Cité Ardente ?
S.C. : C’est au départ en chantant dans un chœur que j’ai compris que j’allais me professionnaliser en musique. Il y avait une telle joie à chanter des œuvres ensemble. J’avais l’envie de retravailler et de composer avec des chœurs. La rencontre avec Liège fut dans les pires conditions, au mois de novembre, un jour d’orage et de match de football, dans ce cas la ville est bloquée, des bouchons partout ! Les friches industrielles me rappelaient le nord de la France où j’ai grandi, et une ancienne usine textile du XIXe siècle à Roubaix où j’expérimentais le soir ma voix ! Ce fut un choc. En faisant des recherches dans les fonds anciens de la ville, j’ai découvert l’histoire de Liège, la richesse et l’influence de cette principauté à la fin du Moyen Âge. Le passage de la musique monodique à la polyphonie, les chœurs d’enfants de la cathédrale, mais aussi le passé industriel remarquable de cette ville. Il y avait l’envie avec Quentin Dujardin de rendre hommage à tout cela. Ce fut la création d’une musique à partir d’un poème du XIVe siècle d’un poète vénitien qui a inspiré plusieurs compositeurs de l’école dite franco flamande. Et ce fut la réalisation d’un court-métrage au sein d’une friche industrielle de 10 000 m2, ancien haut-fourneau du XIXe siècle, avec notre comparse Freddy Mouchard qui a sublimé le lieu, l’histoire et la musique. Un « ovni » musical…
L.R. : Patrimoine religieux, instituts séculiers, en France comme à l’étranger, autant de lieux accueillants où s’exercent vos créations musicales. Vos précautions sont-elles les mêmes en occupant ces espaces ? En 2017, vous participez au festival de Fès des musiques sacrées du monde. Votre création musicale s’est produite avec Pelva Naïk au chant et au tanpura, et Sanjay Agle, au tambour pakhawaj. Cette rencontre constitue-t-elle un événement particulièrement mémorable ?
S.C. : Nous nous sommes rencontrés à Fès sans nous connaître. L’équipe du festival nous invitait à créer un programme durant quelques jours au sein d’un riad dans la médina. Nous avons présenté le résultat au cœur d’un des plus beaux jardins de la cité. Tout convergeait pour faire de ce moment un événement unique, dans l’esprit du festival de Fès !
L.R. : « Illuminations » est votre second album, sorti en 2019. Pourriez-vous nous présenter les musiciens qui ont su y apporter leur souffle ? Les conditions de l’enregistrement ? Le terme « illuminations » est-il à retenir au sens théologique et/ou spirituel ?
S.C. : Nous avons rencontré le violoniste Léo Ullmann lors d’une soirée à Bruxelles. Ses talents d’improvisation et son jeu d’archer ont parlé d’eux-mêmes. J’adore le son du cornet à bouquin, un instrument « star » à une époque plus ancienne, nous avons cherché un musicien sachant improviser, ce fut à l’évidence Doron David Sherwin. Nous souhaitions des sonorités orientales rappelant la grande influence musicale du Moyen-Orient dans la musique médiévale. Bijan Chemirani nous a rejoints avec ses percussions pour cet album. À l’invitation de son directeur, le Centre culturel de rencontre de l’abbaye de Noirlac, dans le Berry, fut un écrin idéal pour l’enregistrement. « Illuminations » fait référence au terme anglais qui évoque les enluminures des manuscrits médiévaux. C’est aussi la notion d’éveil et de sensibilité dont je parle au début de notre échange.
L.R. : Quelle est la différence entre « Le Jardin Imaginaire » que vous présentez avec Michel Godard, Ihab Radwan et « Le Jardin d’enfance » avec Pierre Martin de l’Atelier IMIS ? À quand remonte votre rencontre avec ce dernier ? Quelles ont été vos collaborations ?
S.C. : J’ai rencontré Pierre Martin et Florence Toussan il y a plus de dix ans lors d’une exposition-performance de l’Atelier IMIS. Nous avions l’envie et le souhait de collaborer, ensemble. Une première résidence s’est faite fin 2013. Le thème de la forêt était très présent. Je compose souvent en randonnée, en forêt. Pierre a vécu des années en Guyane française, avec la forêt tropicale comme environnement. Nous sommes très sensibles à ce milieu qui est méconnu. Qui sait réellement ce qu’est « une forêt » ? Nous avons imaginé des compositions autour de ce thème et du végétal. Un moment immergé dans la forêt.
Depuis cinq ans, je prépare ce « Jardin Imaginaire ». Pour nourrir la création, je rencontre des herboristes, des botanistes, des paysagistes, des naturalistes, je recherche et je découvre des textes anciens, des poèmes, des traités botaniques, des herbiers. J’ai voyagé jusqu’aux États-Unis pour faire des recherches au Metropolitan Museum of Art de New York et visiter des jardins botaniques. Le monde végétal m’a submergé, émerveillé, au-delà de mon imagination ! Le jardin a ouvert de multiples portes.
Il y a notamment les jardins ouvriers de mon enfance dans le Nord, qui ont retenu l’attention de Florence Toussan et Pierre Martin pour notre nouvelle résidence en 2025. Nous avons construit et présenté ensemble une performance « immersive » sur le thème du jardin d’enfance avec textes, images et sons à l’Atelier IMIS.
L.R. : Quels sont vos projets en cours ?
S.C. : « Le Jardin imaginaire » est enregistré cet automne à l’abbaye de Noirlac ; là où le paysagiste Gilles Clément a réalisé les nouveaux jardins. L’album sera présenté au festival 2026, et le programme tournera ces prochaines saisons dans de très beaux lieux, là encore, en intérieur, mais aussi dans des jardins.
« Illuminations » poursuit des concerts, avec un nouveau guitariste, Thomas Maillet. L’été 2024, nous étions notamment avec Matthieu Saglio aux alignements de Carnac en Bretagne, cette année dans le Berry.
« La Note invisible » explore l’écoute fine des sons avec le guitariste Michel Gentils, et les chants traditionnels de transmission orale sur lesquels nous composons de nouveaux répertoires inspirés de sonorités d’Orient et d’Occident. Avec un hommage à des textes de compositrices du Moyen Âge.
« Louanges » invite le public à vivre des moments en solo, a cappella, autour de textes profanes et sacrés. Des événements uniques et méditatifs au levant ou au couchant dans des églises et chapelles.
Avec l’Atelier IMIS, Florence Toussan et Pierre Martin, nous allons poursuivre cette expérience électroacoustique autour des jardins et du jardin d’enfance.