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Entretien de Laurine Rousselet avec Michel Doneda

Michel Doneda est saxophoniste soprano, improvisateur, né à Brive en 1954, et se distingue par son approche radicale et poétique de l’improvisation libre. Il a publié de nombreux textes et poèmes sur le site de La Revue des Ressources, en accès libre, le recueil StrieS (avec ses propres collages) dans la collection « Les carnets de l’impatience » (2024), éditions de l’Atelier IMIS, Miettes 2 (2012), dans la collection « Entre deux », éditions Mômeludies. Ses collaborations sont innombrables dans des champs artistiques très divers. Mentionnons simplement des artistes internationaux dont Fred Van Hove, John Zorn, Barre Phillips, Tetsu Saïtoh ou le chanteur Beñat Achiary. Ses créations ont été incalculables : en solo, en duo (comme avec Beñat Achiary ou Fred Marty), en trio (comme avec Daunik Lazro, Ninh Lê Quan). Sa présence figure dans des dizaines d’albums. Il fonde Influx en collaboration avec Élisabeth Bartin. Épris de voyage, à travers le monde, où son écoute du réel peut s’exercer, la notion d’anonymat dans son travail est fondamentale pour saisir sa manière d’être acteur de sa propre vie. Depuis 1990, l’influence du maître de la flûte japonaise Watazumi Dōsō (1911-1992), du souffle, pratiquant le Zen Rinzaï, l’accompagne. On l’aura compris, Michel Doneda, dans l’écoute ouverte, toujours en quête de sa réalité propre, respire la déconstruction comme un acte politique incarné en une action individuelle.
Laurine Rousselet : Pourriez-vous nous expliquer le rapport que vous faites entre votre pratique de l’écriture et votre pratique de l’improvisation ?
M.D. : Des îlots autonomes qui maintiennent et produisent leur propre organisation. Chacune, reliée ou non. Improvisation, poésie sont des formes régionales du soi, chacune avec son mode.
Peut-être que cela s’assemble et donne un soi entier ou bien dérive ?
Je me décompose en parties, lesquelles engendrent des processus ; vers un tout ? une intégration ? des distinctions ?
Quoi qu’il en soit, j’aurais écrit moins de mots, que brassé de sons dans ma vie…
Ce Soi/identité, une fois établi, fait exister un monde à partir de l’environnement social. Est-ce que l’on est vraiment ce que l’on fait ?
L.R. : Pourrait être votre injonction : le son plutôt que la musique. Vous écrivez : « Nos sons sont des rêves, des manières d’être au monde ». Quelle est la place que vous accordez à l’imaginaire ?
M.D. : Je suis dépourvu d’imagination ; j’ai du mal à me projeter. Je me vis comme occupant une position intermédiaire entre être (pensée) et agir (intuition). Les sons, les mots sont des véhicules, chacun s’en accommode à sa façon. L’image de Khlebnikov du « cavalier sauvage du son » me parle bien : tout comme ce qui existe, ils vont sans plans précis pour peu qu’on leur laisse l’espace d’exister.
L.R. : Quelles sont, selon vous, les conditions de l’écoute ouverte ?
M.D. : Être en résonance ; que ce soit agréable ou non. Dans la reconnaissance de ce qui advient, je reconnais la forme du jugement qui est contenu dans la perception. Ouvert à mes propres mouvements contradictoires.
L.R. : Vous parlez du corps, le vôtre, prêt à ne pas toujours reconnaître le vocabulaire (du son) qui est devenu, en partie, votre identité. Vous parlez alors d’un « effondrement » nécessaire. Que vous apporte la tension que vous ressentez alors ? Est-ce un effacement ?
M.D. : Une incessante recomposition. Une sorte d’union entre un moi qui connaît, et un moi connu. Cela étant invariablement lié aux lieux dans lequel tout advient. L’hier (expérience) n’apporte pas grand-chose à aujourd’hui… Je ne repense jamais à ce que j’ai joué, sinon je trébuche à la recherche d’un truc passé impossible à réactualiser… et, malgré tout, cela est actif.
L.R. : Vous donnez une quantité d’éléments de réponse à la grande question : « Que pourrait bien désigner l’improvisation ? ». Pourquoi improvisez-vous donc ?
M.D. : Une réponse possible est : j’ai quitté la maison et l’école à dix-sept ans, aucune éducation ni scolaire ni musicale. Improviser ne fut et ne sera jamais une idée ou un choix. L’intuition m’en est venue dans une circonstance particulière qui est devenue une impulsion déterminante pour ma vie. Le premier son, jamais émis avec un saxophone, qui m’a branché à un vivant inconnu et pourtant familier. Poursuivre pour échapper à l’usine, à l’autorité, à la bêtise d’une vie passée à produire des choses totalement étrangères à moi. Saluer les êtres qui m’ont soutenu et me soutiennent dans ma pratique avec laquelle j’ai pu assurer mon existence matérielle.
L.R. : Vous êtes empreint de poésie. Partageriez-vous la citation d’Octovio Paz : « Le poète n’est pas celui qui nomme les choses, mais celui qui dissous leurs noms » ?
M.D. : Poésie comme musique sont des catégories… Il y a les êtres et leurs expressions singulières, toutes des reflets d’une conception du réel, qui ne sera jamais objectif. Philippe Jaccottet nomme les choses et cela me ravit.
L.R. : Vous écrivez : « Aimer est le moteur déraisonnable qui nous pousse à l’écoute et à l’émission des sons et de leurs effets en nous ». Vous appuyez sur la considération de l’autre qui vient à soi au travers de son écoute. Comme l’ont dit tour à tour Pierre Reverdy et René Char, le désir est insuffisance du réel, besoin de changer le monde. L’amour est ce qui rassemble, autrement harmonie et unifie. Est-ce que l’amour est à dérober ?
M.D. : Ouf ! C’est lourd de responsabilité tout cela. La réalité est bien une chose construite par la pensée. Être capable de construire la sienne propre représente un travail incessant, une attention qui souvent se dérobe. Mais l’errance offre aussi de multiples chemins. Les moteurs du « désir » sont comme les sentiments, ils sont induits. La notion d’harmonie n’est rien d’autre qu’une construction. Quand on a aucun pouvoir ni attente dans la communication, on est libre de se créer ses propres valeurs (d’en accepter les conséquences), et d’en changer aussi facilement car elles sont justement des constructions.
Aimer serait s’accepter sans illusion ni modèle héroïque (Le moi divisé de Ronald Laing m’a bien éclairé).
L.R. : Le son serait-il un silence passionné ?
M.D. : Nous respirons. Il s’agit d’un acte en deux temps tout comme silence et sons. C’est une articulation liée à notre fonctionnement biologique. Certaines musiques, liées à la transcendance et symbolistes, ont évacué le silence afin de remplir l’espace. Ce qui produit le son est le son lui-même.
L.R. : Vous semblez vouloir dire, de mille façons, que le son est une intériorité que l’on extériorise. Pourriez-vous dire que le son transforme le réel ? Et que le réel transforme la vie ?
M.D. : Trouver sa propre réalité. Je parlerai de la mienne comme étant faite de choses indépendantes qui entretiennent des relations réciproques entre elles sans jamais pouvoir être unifiées.
L.R. : Le mouvement des sons vous conduit à un état de transition constant. Que vous procure cette idée de changement croissant. Un vide ? À quoi s’appliquerait-il ?
M.D. : Mouvement impulsion, c’est le présent… Celui-ci contient le passé (mémoire), le présent (intuition), et l’avenir (attendre ou tendre vers). Le changement serait un point limite constant et inaccessible.
L.R. : Vous parlez beaucoup de silence. « Le silence est un espacement efficace, un vide empli de forces. » Un instantané à saisir ?
M.D. : Interrompre une phrase, une idée, bouleverse toujours mon équilibre et replace l’attention au centre de mon action.
L.R. : Vous êtes improvisateur. Vous dites que les ruptures de tous ordres conduisent à des « zones de transitions » propices au sentiment de nomadisme. Que confère l’errance à votre énergie ? Et que déclare-t-elle au temps ?
M.D. : Quelle chance d’avoir pu voyager. Changer de lieu a transformé mon passé comme mon présent. J’ai découvert que toute culture porte ses propres codes, qui ont la mission de présenter un réel objectif. Cela affecte toutes les sensations, en les construisant par le jugement.
Par exemple, mon expérience chez les Pygmées batéké au Gabon m’a mis devant ce fait : la musique comme l’écoute n’existe pas dans leur culture : le son et le langage sont de la même nature. Au diable l’universalisme des conquérants.
À partir de cet endroit, il y a un vrai effondrement de mes valeurs « acquises » alors qu’elles ne sont qu’une projection des pouvoirs dominants, et ma profonde assimilation de celles-ci… déconstruire.
L.R. : Vous semblez rechercher une innocence. Parfois, elle vous tombe dessus. Joue-t-elle aussi « à l’écoute » ?
M.D. :Interroger est ma façon de sortir de l’illusion sans pour autant y parvenir. Le monde de l’improvisation n’échappe pas à ses codifications, ses valeurs sont bien sûr conjoncturelles. Mais le mouvement important est que cette pratique renvoie toujours à l’individu, et que celui-ci est en confrontation, solidarité directe avec l’autre. Dans l’instant de l’acte, cela se frotte, s’accorde, se contredit… sans que quelque chose se pose vraiment. Le consensus est impossible et la trajectoire définitivement solitaire.
L.R. : Vous dites : « Le souffle dissout et rassemble toutes paroles. Le souffle fait une fente dans l’espace, mais on ne passe pas au travers, c’est elle qui traverse. » Considérez-vous la respiration comme sacrée ?
M.D. : Vitale, c’est assurément le seul axiome universel… Inspirer, expirer, quoi d’autre ? L’espace auquel je réfère est celui de la non-existence. On respire, on est vivant, l’opposé ne peut être écrit par celui qui ne respire plus.
L.R. : Comment faites-vous pour entrer dans la nature organique des sons ? Pour développer quoi ?
M.D. : Il n’existe pas d’idée musicale détachée des sons. L’instrument est illimité, contrairement à moi. Avec lui, je découvre et explore des champs que je ne peux imaginer. Tout en rencontrant mes limites physiques, esthétiques, etc. Et, surtout s’affranchir de tout résultat ; ce qui pose des problèmes sociaux et dévoile de lourdes contradictions ; ne pas fabriquer d’objets mais devoir se vendre.
L.R. : Dans l’improvisation, il y a de l’inimaginable – un interminable du sens. Le champ du « sacré » est là. Le sentiment de profondeur qui vous habite semble vouloir s’approcher d’un certain mystère. Dans votre livre Miettes 2, le nombre de vos questions fascine, presque. Est-ce s’entretenir avec ce « mystère » ? Une manière d’inscrire sur le papier le travail de l’infini en vous ?
M.D. : Dans mes réponses, aujourd’hui, peu d’interrogations, je renvoie donc à la lecture de Miettes 2.
Pour aller à l’essentiel, c’est la question de la perception que m’a fait penser et interroger la pratique de l’improvisation. La réception de ce qui est joué est toujours différente suivant les individus, qui projettent leurs propres mémoires, valeurs, etc. Aucun son n’existe en dehors de la perception, et pourtant le son n’est rien d’autre qu’une vibration de l’air.
L.R. : Vous écrivez : « Et si improviser n’était qu’un jeu pour oublier le pire » ? Quel est-il ?
M.D. :  J’ai évoqué une vie à l’usine sans espace pour respirer. Le pire est la soumission à un système dont les valeurs sont assénées comme étant des vérités… Pour défendre celles-ci, il faut tuer, détruire, anéantir. Le monde de la culture a toujours ignoré la pratique de l’improvisation (vocable qui est même devenu péjoratif dans la bouche des « responsables »). Le pire serait de s’oublier soi-même ou plus exactement de s’identifier à l’idée du soi et de sa représentation. Quand votre image vous rattrape, enfuyez-vous, écrivait Henri Michaux, avec son humour percutant.
Un jeu, certainement, on dit bien : jouer de la musique dans notre langue ? Quand un concert d’improvisation est fini, il ne reste rien, ni même le souvenir de ce qui vient d’être vécu est imprécis… C’était le temps du jeu.
L.R. : Le mot « source » revient souvent dans votre langage. La source que vous sentez, vous improvise-t-elle ?
M.D. : Ça, c’est sûr, même si je ne peux nommer ce qu’est la source… Je dirai que la chose individuelle qui ne peut se répéter comme se repérer est une position qui dépasse la pensée… Mais ces intuitions qui créent notre réel, en rencontrant la pensée, viennent peut-être d’un endroit ?