Laurine Rousselet : Dans ta quête de matière, cher Jean-Michel, tu cherches des visions comme autant d’appels de lumière. Le catalogue Résidence secondaire, publié à l’occasion de ton exposition dans une maison à Angoulême (décembre 2024-février 2025), offre par paliers un avenir à la blessure. Comment as-tu occupé chaque pièce de l’habitat qui fait écho aux thèmes de l’enfance, de la mémoire et de la mort ? Quel dévoilement le drame des deux fillettes t’a-t-il permis de dégager dans le temps présent ?
Jean-Michel Picard : Résidence Secondaire, c’est une installation de la totalité de mon travail (1995-2024) dans l’espace d’une maison vide à Angoulême. Cette maison a été mon lieu de réflexion et de travail (résidence) de septembre à décembre 2024. Elle s’organise sur trois niveaux : au rez-de-chaussée, un petit espace, une transition entre l’extérieur et l’intimité de la maison, où divers aspects de mon travail y sont abordés : la mémoire familiale, les expériences autour du regard, la réparation, ainsi que mon travail d’écriture » Dans les temps « 2023, et » À l’œil » 2024. La verticalité de l’habitation est soulignée par la présence vertigineuse d’un l’escalier, une pièce à part entière de la maison. Il est traversé d‘une colonne de bateaux en origami, aux couleurs d’arc-en-ciel, qui accompagne la visite jusqu’au deuxième étage. Au premier étage, c’est la mémoire, les souvenirs liés à l’histoire familiale, qui s’invitent dans un salon baigné de la lumière du jour. Une réunion de famille (fictive) en quelque sorte, une mise en scène. Les visages du passé et du présent sont réunis et font face à celui de la petite fille (France) qu’on avait oubliée, effacée. Sa présence est renforcée par un dispositif de deux vidéos qui lui sont dédiées. Au deuxième étage, dans l’obscurité d’une première chambre, sont présentées des histoires de matières minérales, végétales, ou non identifiables. Une mise en scène « muséale » des secrets, du temps, de la mort, où le son et la lumière ont une place prépondérante. Dans une deuxième chambre, une installation vidéo et sonore raconte du temps organique, au plus près des mystères intimes, en boucle. Sur le palier, des silhouettes de verre brisées puis réparées, chutent sous le regard inquiétant d’un témoin, et semblent inviter à descendre, puis remonter peut-être : une boucle temporelle, un recommencement.
On occulte toujours l’épouvantable, ces instants décisifs où la vie bascule, ces ruptures, ces sauts dans le vide. C’est tellement unique, monstrueux, hors norme, que ça concerne aussi toutes les vies d’après. J’ai essayé de fixer ce qui ne se laisse pas fixer, une part de temps irréversible, peut-être celui de ma propre vie. Il y avait en moi la nécessité d’apaisement, une énergie à mettre en lumière en traversant mes propres ombres, une mise à l’épreuve. Dans ce processus de recherche de sens, je me rends compte que je n’ai pas de réponse. Ce constat, je l’accepte pour décider de ne plus chercher. L’installation dans la maison, c’était une cérémonie, l’inauguration d’un achèvement, qui annonce un passage ; le début d’autres choses.
L.R. : En exergue du même catalogue, une phrase de toi : « Fixer les choses par un acte au-delà du concret… comme si le réel ne suffisait pas… ». Pourrais-tu nous expliciter la notion de réel dans ta pensée, ta vie et ton œuvre ? Comment pourrais-tu définir la réalité absolue dont tu témoignes ?
J-M. P : Pour moi, le réel c’est ce qui est, concrètement, objectivement, matériellement, mais aussi en idée, en esprit. C’est une immersion dans l’immédiateté, la proximité, qui ne demande aucune distance : c’est un fait. Il est dans l’inertie et la lenteur de mes contemplations : mon jardin, un paysage, la nature dans sa globalité. Mais aussi dans l’écoute d’une musique, à la lecture d’un texte, dans une rencontre. Il est aussi à la racine de mon travail d’artiste : ce que j’en perçois avec ma sensibilité, pour le transformer ensuite.
On a l’habitude d’associer réel et réalité. Je pense que la réalité est une représentation du réel, une reconstruction. Elle est ce qui est pour moi, en fonction de mes représentations, mes sensations, ce qui vibre en moi : mes réalités, mes possibilités de faire. « Le réel est étroit, le possible est immense » disait Lamartine (Med,I et II).
L.R. : La recherche est primordiale dans ton processus de création. Tu dis que la préméditation n’existe pas. S’abstraire demande de se détacher du réel. Partagerais-tu la phrase d’Antonin Artaud : « Je vais de l’abstrait au concret et non du concret vers l’abstrait » ? Si ton corps délivre la vérité, qu’engage-t-elle ?
J-M. P. : Quand j’ai dit que « la préméditation n’existait pas », je ne l’affirmais pas comme une règle immuable. J’aime encore aujourd’hui ne pas savoir où va m’amener le processus de création, cette part d’intuition qui m’échappe. Non, je ne partage pas la radicalité de cette citation d’Antonin Artaud. Pour moi, pas de processus défini, auquel je ne dérogerais jamais.
Dans ma pratique artistique, j’expérimente autour du réel, donc inévitablement je me trouve face à la nécessité de m’en abstraire à un moment ou un autre. Une idée abstraite peut très bien être un point de départ (un concept), et ensuite je construis autour, pour donner à voir une réalité.
Est-ce une vérité ? En tout cas c’est la mienne, qui m’engage dans ma vision des choses, toute la difficulté étant de les voir telles qu’elles sont. La vérité est souvent insaisissable. C’est une quête qui s‘appuie sur mon raisonnement, en sachant qu’il n’y a pas de preuve absolue et définitive. Elle est surtout un chemin de progrès, qui implique le doute et la remise en question, donc une transformation intime.
L.R. : Pour cette exposition Résidence secondaire, comment s’est mis en place le travail avec Pierre Martin concernant la création sonore qui lui revient ? Sur quoi se base votre traversée commune ? Qu’éclaire-t-elle ?
J-M. P. : Ce n’est pas ma première collaboration avec Pierre, concernant la création sonore, qui est son domaine de création. Pour « résidence secondaire », nous avons décidé ensemble, qu’il n’y aurait pas de sons au 1er étage (une vidéo était sonorisée), et qu’au 2e étage, les deux installations sonores prendraient une place prépondérante. Comme pour ses recherches précédentes, il m’a demandé si j’avais des idées, des préférences ; ça passe par des mots, un dialogue. Si j’ai des envies, on en parle, mais c’est souvent lui qui me propose. C’est ensuite dans son studio qu’il travaille la matière sonore, son montage etc. Tout le travail technique d’installation lui revient, il en a seul les compétences. Cette traversée commune se base sur le croisement de nos aspirations dans divers domaines (installations, sons, lumière, scénographie…), mais aussi le partage d’expériences (théâtre, art, danse, musique, cinéma, littérature, poésie). Elle passe aussi par l’écoute et la confiance, le respect mutuel. Elle éclaire nos envies, le désir de faire, notre engagement dans des aventures communes, avec comme mot d’ordre : l’exigence.
L.R. : Le recueil Dans les temps (2023) est divisé en cinq parties. Le sentiment d’éternité y règne au travers d’une collecte de sensations et de perceptions. Les poèmes et les vers très courts invitent à la méditation. La forme du haïku est évoquée ; non seulement par la métrique mais par l’emploi d’une poésie de la nature. Quel lien fais-tu entre le secret des objets et matériaux de toutes sortes qui occupent ton atelier et l’art du signifiant qu’incarne la poésie ?
J-M. P. : La représentation mentale de la forme et de l’aspect matériel en signe, c’est l’art du signifiant. Le lien, je le définirais comme une attente et au-delà, une réponse à ce que je vis, ce flux que j’entretiens avec des objets et matériaux de la nature, leur troublante étrangeté, le mystère qui règne autour d’eux. Leur offrant une image déformée par ma sensibilité et mes sensations, je les transfigure. Par des rapprochements insolites, par des analogies suggestives, je tente de rendre sensible un monde encore inconnu, une évidence sentie.
La poésie accomplit une traversée des (cinq) sens et des matériaux, où les mots se télescopent, se heurtent comme des objets réels. Elle tente de rendre intelligible la perception de mes expériences sensibles, concrètes.
L.R. : Dans ce même recueil, la présence spirituelle encourage notre œil à parcourir les pages dans un grand bol d’air – un souffle qui contiendrait la forme d’un monde. À quelle chance l’instant présent te permet-il d’être relié ?
J-M. P : Je peux la définir comme une possibilité de me situer entre deux temps, perdre le contrôle du passé, de l’avenir ; ma présence au monde dans une extrême solitude volontaire. La chance d’apercevoir l’invisible, une autre part du monde et de moi-même. Saisir les choses qui sont à ma portée, laisser venir les pensées, les aventures. J’ai toujours en tête cette phrase qui résume bien la « chance » de ta question :
« Pour toi je ne sais pas, mais moi je continue au moins de ramasser
des morceaux de mots prononcés,
ou des airs de chanson, entendus,
quelques ruines pulvérisées,
quelques perfections passées.
De la fumée, de la brume fine et cuivreuse,
de la compassion, de la cruauté – tout de la fin du jour. »
Lokenath Bhattacharya « Le danseur de cour »
L.R. : Tu es très actif dans ton engagement auprès de l’Atelier IMIS. Pourrais-tu évoquer l’amitié qui te lie à Pierre Martin et à Florence Toussan ? En tant qu’artiste, que t’ont-ils transmis et permis ? De quelle ambition rend compte votre engagement collectif ? En juin, pour la première fois, vous étiez présents au Marché de la Poésie de Paris. Quelle expérience a constitué cet événement ?
J-M. P. : Ma rencontre avec Florence remonte à 2015, par une amie commune, et j’ai alors découvert son talent d’écriture. Je l’ai retrouvée plus tard en 2017, accompagnée de Pierre lors d’une exposition de mes travaux chez Françoise Pélardy. Ils m’ont parlé de leur projet d’édition d’une revue Proximités-arts et littératures, qui réunirait des artistes de pratiques diverses (arts plastiques, photographie, vidéo, danse, musique, théâtre, littérature, poésie) autour d’une thématique, et d’une exposition-installation qui en serait le prolongement. J’ai tout de suite été conquis par l’enthousiasme, la détermination qu’ils investissaient dans ce projet et j’ai adhéré à cette proposition d’un « laboratoire » de croisements et d’expérimentations. J’ai participé à la première installation « Proximités-Distances » dans leur espace à Montignac Charente en octobre 2017, ainsi qu’au n° 1 de la revue.
Au fil de nos collaborations artistiques, nous avons tissé des liens d’amitié. Par nos échanges constructifs, basés sur la confiance mutuelle et l’exigence, Florence et Pierre m’ont permis de poursuivre et développer mon travail personnel. Je dois aussi parler de leur travail d’éditeur, qui a commencé par l’édition des livres de Florence et s’est élargi vers de la poésie. Une nouvelle collection a vu le jour en décembre 2024 : les carnets de l’impatience.
Notre engagement repose sur une réflexion commune autour des réalités du monde auxquelles nous sommes tous confrontés. Comment nous positionner en tant qu’acteurs des grands sujets de société ? Notre volonté est de partager ces questionnements qui nous animent, et les réponses que nous pouvons apporter. Comme réponse, nous proposons la poésie et l’art en général, pour continuer de s’émerveiller, avec enthousiasme et exigence. Cet engagement c’est aussi l’endurance d’une course de fond : où la lenteur, la détermination et remise en question sont de mise.
Le Marché de la Poésie est un très gros évènement, environ 350 éditeurs y sont rassemblés durant cinq jours. Les premiers jours, nous avons observé un ballet bien rodé d’habitués des lieux. On se sent en décalage, noyé dans l’agitation d’une ampleur surprenante : impression d’une première fois. Cernés d’une grande diversité d’enjeux, on a tenté de se positionner au milieu de cette foule, de laquelle se dégage, malgré tout l’amour de la poésie. S’ensuivent de belles rencontres sur notre stand partagé avec Les éditions Julien Nègre, et Les éditions du Paquebot. Notre aventure s’est conclue par une rencontre avec Ent’revues La revue des revues, qui ont manifesté un intérêt certain pour le travail éditorial de la revue, un témoignage de reconnaissance très encourageant pour nous tous. La revue Proximité-arts et littératures est désormais répertoriée dans l’annuaire d’Ent’revues (ent’revues.org). Enfin, nous participerons les 10, 11, et 12 octobre 2025, au Salon de la revue à la Halle des Blancs-manteaux (Paris 4e), organisée par Ent’revues.
L.R. : Dans ton recueil À l’œil (2024), tu emploies le « je » pour peindre des expériences expressives de la vie. Une certaine dureté est évidente ; un amour blessé, un sentiment de perdition, un lien à la douleur. Des images, extraites de l’installation « d’autres pas » (2019), représentent des yeux : sclère, pupille, iris, cornée, accompagnent les poèmes. Bernard Noël pensait que l’œil était le lieu d’un infini à la fois externe et interne, l’intarissable de l’ontos. Le lieu du regard serait-il donc en partie déchirant pour toi ? Et que penses-tu de la notion de recommencement si l’on considère que le regard n’est ni une fixité ni une réalité en soi ?
J-M. P. : Le regard, c’est un geste physique qui passe par l’œil, par le corps, le rapport aux autres corps et aux choses qui m’entourent : mon rapport à l’autre. Mes yeux regardent, mon esprit aussi. Le regard est ce par quoi je tisse des liens, je crée des œuvres d’art. Il implique interprétation, pensée, identification à l’autre.
Un autre lieu du regard, plus douloureux pour moi, est celui des apparences. Il tend à diluer la pensée individuelle, qui se limite aux seules images physiques, dans une ivresse collective, où l’exigence d’exhibition est la règle. Ce surinvestissement du regard permet à la fois d’éviter la relation à autrui et la prise en compte du monde intérieur. Je suis souvent contraint de détourner le regard pour ne pas être aveuglé, pour pouvoir continuer à découvrir, au milieu des choses visibles et invisibles.
Avec mes émotions, ma perception du monde, mon passé, ma vision est parcellaire, produite par l’intuition créatrice. Recommencer n’est pas un retour en arrière, mais un choix courageux vers du changement. C’est reconnaître que mon regard a changé parce qu’il crée constamment ses propres images, les renouvelle sans cesse ; c’est sans doute ça, le regard d’un artiste.
L.R. : Tu as participé à l’aventure de la revue Proximités, arts et littérature dès le N° 1 à l’automne 2017. Le numéro 7 est en préparation pour l’automne 2025. Que t’apporte ce passage en prise directe avec le collectif ? L’histoire d’une revue est-elle à relier à un art de vivre ?
J-M. P. : Depuis le début de l’aventure Proximités-arts et littérature, toutes les rencontres que j’ai faites ont nourri ma curiosité, permis de me confronter à d’autres interrogations, réflexions et propositions qu’elles soient visuelles (plastiques, photographiques), musicales, chorégraphiques, littéraires, théâtrales, poétiques. Les collaborations qui s’y jouent éclairent mes réflexions, font évoluer les perspectives de mon travail. La revue est toujours un nouvel élan pour moi autour de la poésie, qui m’accompagne au fil de mes expériences de création.
L’histoire de la revue est reliée à un art de vivre, en ce sens que chaque numéro s’élabore dans une activité continue, un temps long, une certaine lenteur. Regarder la complexité du monde requiert de la vigilance, une discipline quotidienne. C’est une énergie de survie qui s’y incarne avec rigueur et exigence.
L.R. : Quelle preuve es-tu en train actuellement de fabriquer et/ou d’écrire qui manifesterait ton amour de l’art ?
J-M. P. : J’ai beaucoup d’idées en tête, mais rien de très défini encore. Je fais différentes choses en même temps et je m’éparpille beaucoup. Pour le moment, je réfléchis à un projet autour du jardin et des plantes. Au-delà d’un sujet, c’est un terrain de jeu et d’expériences personnelles qui a toujours beaucoup compté et qui garde une place importante dans ma vie quotidienne et mon travail d’artiste. C’est lors de ma participation à Proximité n° 7 Jardin, que l’idée a commencé à germer. Je ne sais pas encore quelle forme lui donner ; je veux raconter des histoires de jardin, mémoires poétiques et intimes autour des plantes, peut-être un livre, qui rassemblerait photo, écriture, et pourquoi pas du dessin.