Laurine Rousselet : Votre rencontre, chère Françoise, avec Pierre Martin et Florence Toussan remonte à de nombreuses années. Pourriez-vous nous donner une représentation des formes du temps dans votre art, traversé à leurs côtés ? Quelle est, selon vous, la force de ce collectif ? Vous a-t-il permis d’engager une relation plus poussée à votre propre travail ?
Françoise Pélardy : C’est à l’occasion d’une « exposition rencontre » à l’atelier A.P, en 2012, que nous nous sommes découverts, Pierre et Florence venus en « voisins ». Nous partageons une vision commune de la nécessité d‘exposer, de l’importance d’un dialogue entre productions et public (récepteur). Ils ont apprécié l’univers présenté, constitué de médiums et d’artistes différents. Nous avons rapidement décidé de l’élaboration de projets communs. La rencontre avec le collectif a été décisive pour mon cheminement et se montre de plus en plus fructueuse au fil du temps. Elle m’apporte bienveillance, soutien, respect et dynamisme. Depuis, nous collaborons et coconstruisons des installations mêlant les médiums les plus divers. C’est toujours une aventure riche d’expériences.
L.R. : Votre présence, par la voie d’un entretien, date du numéro 2 de la revue Proximités. Vous l’aviez signée avec Élisabeth Durin pour votre roman graphique Thomas L., une vie. Comment avez-vous fait alliance avec Élisabeth ? Comment avez-vous pensé en images ? Au bout du compte, qu’est-ce qui a prévalu ?
F.P. : Nous nous sommes réunies autour du besoin d’Élisabeth de publier un texte très important pour elle : le récit d’entretiens avec un vieux monsieur, venu lui confier son histoire singulière, au soir de sa vie. La retranscription de ces entretiens, très forte, m’a touchée. Il s’agit du récit d’un homme qui a traversé, enfant, la montée du nazisme, puis adolescent et jeune adulte, la Première Guerre mondiale. Pris entre ces évènements historiques et les basculements de sa vie personnelle, sa mère étant juive et son père haut dignitaire du régime allemand. Nous avons élaboré le texte et les images au fil de l’écriture d’Élisabeth. La technique du monotype s’est imposée à moi par sa spontanéité, et par l’intensité des couleurs possibles. Les pages étaient de mots ou d’images sans prévalence. Création singulière pour moi, mêlant figuration et abstraction dans l’élaboration des pages images. Nous avons édité un premier livret. J’ai souhaité, par la suite, faire un tirage d’artiste sous forme d’un coffret numéroté d’une vingtaine d’exemplaires, contenant toutes les pages images avec une qualité permettant de mettre plus en valeur le travail de deux années de création. J’ai eu le plaisir d’accueillir, à l’occasion de l’exposition des monotypes originaux et de la parution de ce coffret d’artiste, le comédien Daniel Crumb venu donner vie à ce récit étonnant à l’atelier A.P de Mansle, mon lieu d’exposition.
L.R. : Votre goût pour le monotype n’est plus à démontrer. La nature est pour vous une source d’inspiration infinie. Comment poursuivez-vous aujourd’hui votre expérimentation à partir du monde végétal ? Votre travail semble naître du silence, tout en produisant du silence. Un diffèrement du sens s’impose. Que cherchez-vous à interroger ?
F.P. : J’interroge la place de l’humain dans la nature. Prédateur ou invité respectueux, voilà la question. Pour l’instant, l’Homme ne semble pas prendre conscience de l’importance du respect qui devrait être le sien. C’est un questionnement qui est au centre de mes recherches. Je me sens accueillie par la nature, et portée par elle. Elle est un élément fondamental de mon équilibre. La respecter est vital si nous voulons continuer à vivre. Nous sommes parvenus à un moment charnière voire critique de cette relation.
L.R. : Vous vous êtes engagée dans une exploration libre de la couleur, techniques et formats divers y prenant part. Vous l’appelez « Notations colorées ». À l’origine, quelle a été votre dessein ?
F.P. : La couleur est primordiale, elle constitue tout ce que je vois, ce qui me touche, c’est une préoccupation quotidienne. Les moments passés à l’atelier me plongent dans la couleur : voyages à travers des sensations, impressions, correspondances… Où ma perception du temps se modifie. Par la couleur, j’écris ma partition personnelle. J’apprécie aussi beaucoup le dessin qui constitue « l’ossature » de la couleur, j’aime l’expérience de médiums très divers ; encres, plumes, calames. Et puis, dessiner de la main gauche, dessiner sans regarder, tout ce travail d’écriture qui permet une libération du geste. En grec, γράφειν signifie dessiner, écrire, tracer… Comme un sismographe, retranscrire le fil du vivant.
L.R. : Votre série appelée Oculus nous met devant une expérience du regard tout à fait singulière. Comment avez-vous pensé à ces impressions photographiques sur des « yeux » de verre ? Voyez-vous ces paysages comme une inconnue ?
F.P. : Les images présentes sont celles recueillies au cours d’un voyage au Mali, en 2010. Pas de conflit, cette année-là. Toutes les religions cohabitaient. J’ai été frappée par la grande harmonie qui se dégageait des habitants de la ville, de Ségou et de ses environs. Le corpus de photographies vues à travers cet oculus de verre, énorme loupe ancienne, m’a permis de mettre l’accent sur cette expérience singulière. « Le cercle est le symbole de l’esprit éternellement se mouvant dans son unité », dixit Johannes Itten.
L.R. : Pour votre série Mémento, opus 3 (2017), vous vous appuyiez sur un extrait de La jolie rousse de Guillaume Apollinaire. Vous posiez la relation entre imagination et perception. Le regardeur fait aussi acte d’imagination. L’auteure de l’image que vous étiez, était-elle aussi ouverte à l’illimité du sens ?
F.P. : La place de l’imprévu, de l’inattendu est primordiale dans la création. Le monotype est devenu un médium privilégié, car il allie intensité et magnificence des couleurs à l’accident, le non voulu. Le moment où l’on découvre le papier, en le séparant de la plaque, après qu’il est passé sous la presse de gravure, est un moment magique. On retient son souffle, on est sidéré. Quelle sera la découverte ? L’image créée échappe à l’expertise… Nombreux sont les essais infructueux… C’est fabuleux, au sens d’une histoire qui se raconte ou pas. Les regardeurs sont libres de voir, de ressentir ce conte. Les émotions procurées par la poésie sont très proches de cette découverte.
L.R. : L’ouvrage Corps quotidien a été publié en 2024. À travers vos monotypes, les textes de Florence Toussan, le corps y est affamé de dire sa propre « acceptation ». Qu’est-ce qui a fait effraction pour que la rencontre existe ? Quelle est la trame narrative ?
F.P. : C’est la rencontre de nos deux univers, et la grande générosité de Florence qui m’a proposé un ensemble de textes extraits de ses livres. Le corps y est central, interroge les changements ressentis ainsi que la finitude de ce corps. Ce livre à quatre mains est un dialogue par médiums interposés. Le cheminement du texte questionne âprement sur cette incarnation. J’ai été portée par ce texte plein d’émotion et de sensibilité, de rudesse et de vérité. Les textes de Florence sont des sources infinies de réactions-créations pour moi.
L.R. : Votre lieu d’exposition, l’AP – Atelier Pélardy, est situé à Mansle, une commune rurale. Quand l’avez-vous conçu ? Êtes-vous en train d’organiser une nouvelle exposition ? Votre atelier aura-t-il permis de fédérer, de partager et de dialoguer tout en vous faisant connaître ? Pouvez-vous nous parler de vos collaborations ? Je pense notamment à celles avec Jean-Michel Picard et Jim Adams en 2016.
F.P. : En 2011, avec l’ouverture de ce lieu de dialogues entre artistes, j’ai voulu partager les résultats de nos recherches avec un public divers qui peut se tenir éloigné des lieux de monstration. Les lieux de cultures ne sont pas proches, et l’art ne fait pas toujours partie du quotidien de chacun. J’aime la proximité créée avec les visiteurs souvent surpris des propositions faites. Je salue ici leur enthousiasme et leur curiosité à venir découvrir nos productions. Peut-être avons-nous pu tisser des liens de confiance permettant un dialogue fructueux ? La proximité de la campagne permet un rapport évident à la nature pour chacun, conscient ou inconscient.
L.R. : Vous êtes aussi, chère Françoise, une artiste d’installation. Sur quels matériaux travaillez-vous ? Comment faites-vous pour dialoguer avec l’espace environnant ? Sont-ce des installations intérieur/extérieur ?
F.P. : Installer, présenter ses productions dans la nature, champs, jardins, lavoirs : cela permet un dialogue évident. Le vent, la lumière changeante, la rosée du soir contribuent à la perception des visiteurs-regardeurs. Une acuité plus forte des perceptions se joue là. Ma réflexion est constituée d’éléments naturels : bambous, papiers, tissus ancrés dans cet « ici et maintenant » que permet le dialogue direct avec le public. J’apprécie particulièrement ces moments d’échanges.
L.R. : Vous rencontrez souvent la poésie, qui semble incontestablement infuser dans votre travail de plasticienne. Que vous permet cette réalité ? Que vient-elle éclairer que vous rendez visible ?
F.P. : Je n’ai eu conscience de l’importance de la poésie que lorsque j’ai assisté aux rendez-vous poésie de l’Atelier IMIS chez Pierre et Florence. Les correspondances avec le travail à l’atelier sont devenues évidentes. La liberté qu’apporte la poésie est clairement en lien avec celle que je trouve dans la création et dans mes monotypes ; voyages personnels dans la couleur et la forme.