Laurine Rousselet : Dans Variations rythmiques et calligraphiques (2020), tu fais incarner la passion d’être un autre pour un danseur. La danse met toujours en capacité de naître et de renaître à soi. Elle éveille au domaine de l’intériorité qu’elle réveille. Comment as-tu tissé ton récit pour que ton danseur relie son temps au champ de l’universalité et de l’intime ?
Florence Toussan : Le choix d’un danseur comme unique personnage est une manière d’explorer la passion d’être un autre à titre personnel. Au fil du récit, le danseur devient un interprète et se révèle dans la confrontation aux rôles qui lui sont confiés et à la scène. L’obsession de la création et le passage du temps sont imbriqués. Le personnage est d’abord un enfant, un enfant qui porte en lui un désir fort, mais un enfant. Cédric Corbiat qui le joue au théâtre fait ressortir le trait enfantin cerné d’exigences artistiques adultes. La construction du livre repose sur l’envie de voir grandir ce désir et de voir grandir conjointement la capacité de devenir danseur. Le monologue que j’ai choisi pour forme va au fond de ce mystère, il décrypte l’intime, une vie entière dédiée à danser, au carrefour de l’engagement, de la discipline et de la nécessité d’apprivoiser ses propres perceptions. L’inachèvement du corps est un impensé, la danse se prend de plein fouet, dans l’apprentissage d’un corps qui danse et l’exigence de la tradition. Nous observons le travail indéfiniment renouvelé pénétrer le corps et l’esprit du danseur, il va vieillir dedans, amoureusement, férocement, se rêvant choisi, comblé, au-delà du temps et des fatigues. On se prend à espérer que cette question de l’âge sera pour lui l’occasion d’une bifurcation, d’un ressourcement. Il y a quelque chose de plus grand que soi, de plus universel, peut-être, de plus incontournable, dans le sentiment de porter des histoires et des émotions à transmettre aux autres. Ce texte existe exactement à cet endroit-là, le danseur est aussi un passeur et son cheminement est celui d’un homme qui en a la responsabilité, il s’agit d’être à la hauteur des enjeux, il parle d’ailleurs d’un héritage, il met son corps au service de son art, et ses émotions, et ses réflexions, il se rend disponible. Je suis fascinée par ce moment très particulier où l’être et le personnage fusionnent sous le regard du public, lorsque le poids entier de l’intériorité devient danse. Je suis fascinée aussi par le recommencement et les rouages du quotidien qui combinent en une même expérience persévérance et création.
L.R. : Comment as-tu pris ton souffle pour écrire Cœur, fragile (2019) ? La présence de la disparition et de la mort pose dans la relation père-fille l’enjeu du présent. Considères-tu ce récit comme une méditation sur l’existence ? Est-ce la porte ouverte sur le silence ? Tes phrases sont toujours très courtes. À travers cette singularité, penses-tu que ton écriture s’anonyme ?
F.T. : Cœur, fragile a surgi et je l’ai reçu comme il venait, sans jamais reprendre mon souffle. En effet, les phrases sont courtes sous l’effet de ce jaillissement mais aussi du rythme saccadé d’une conversation imaginaire. La mort est présente dans mon travail, mais jamais aussi centrale, aussi déterminante que dans cet échange à distance entre une fille et un père qui ne se côtoient plus depuis longtemps. L’imminence de la mort du père provoque chez la fille un besoin furieux de refaire famille. L’impossibilité de communiquer est une forme courante de dysfonctionnement. Afin de se réapproprier l’espace vacant entre eux et de retrouver une place (sa place ?) dans sa maison d’enfance, dans le roman familial, la fille va initier un processus de questionnement. Comment renouer un dialogue interrompu et qui lui semble si cruellement vain ? Elle n’a plus le temps pour imaginer des retrouvailles, rompre le silence remet en jeu ses choix de vie, l’élan physique devance sa volonté. Une forme d’instinct animal. Ils se rencontrent en terrain non balisé, dans la fragilité de l’instant, de façon quasi symbolique, dans une faille de temps. Face à son père, au fatalisme très ancré du vieil homme, elle laisse sa légèreté et sa fantaisie combler les distances. Qui est cet homme qui n’a jamais renoncé à sa singularité ? Jamais transigé ? Entre eux, demeure le passé. Et tout ce qui n’a pas été vécu ensemble. Alors oui, le présent devient essentiel, à la fois réparateur et présage d’un avenir réconcilié. Le chemin à parcourir est ardu mais rendu possible, tout l’enjeu du livre résidant dans ce « rendu possible ». La disparition, la perte en sont allégées, soudain supportables. C’est peut-être ce que nous cherchons tous, à tâtons, aux instants cruciaux, ce que j’ai cherché, anticipé, subrepticement, sans me l’avouer à moi-même.
L.R. : Ton texte Laisse chanter la dune a servi de voix off au film Une voix présenté pour la première fois lors de l’exposition « Proximités-Distances » à l’Atelier IMIS en 2017. La danseuse Brida Horvát incarne la trajectoire de vie d’une femme inquiétée, bouleversée, en rupture, avec en toile de fond les désordres du monde. Tout est affaire de corps dans la disparition et l’effacement. Les parcours déambulatoires, combinatoires de métaphores de la danse le permettent. Comment as-tu articulé le va-et-vient du viscéral-mental vers la visibilité de l’objet artistique ?
F.T. : Laisse chanter la dune et le film Une voix sont intimement liés, le premier texte, écrit en 2017, est le point de départ de cette aventure, il a permis la rencontre avec Brida Horvát qui interprète le personnage à l’écran. J’avais vu danser Brida. Très tôt dans l’écriture, j’ai su qu’elle incarnerait ce personnage justement parce qu’elle est danseuse. Cette femme a trop de mots dans sa tête et trop peu de mots pour échanger. Son univers s’est construit à côté du quotidien, dans un état flottant. Elle ressent très fort, viscéralement, ce qui lui échappe intellectuellement. Elle ne s’est jamais consolée de la disparition de son amour de jeunesse sur le chemin de l’exil. Elle a incorporé son absence, la perte. Son mariage, sans son consentement, avec un homme qu’elle craint parce qu’elle ne le connaît pas est un autre point de basculement. Tissant leur vie commune, peu à peu, elle apprendra à aimer son mari. Épouse et mère (mère surtout), elle placera sa confiance en lui. Contrainte au départ, elle le suivra. Depuis l’enfance, elle se cogne à la réalité, et lorsque la réalité se durcit, chaque jour plus brutale, plus radicale, elle comprend que se réfugier auprès de ses enfants, dans sa maison et sa routine, ne suffit plus pour conjurer le sort. Quand elle se met en marche, laissant derrière elle ce qui fait sa vie, une nouvelle fois, elle a incorporé la perte.
Le film a été voulu comme un objet artistique. Il se déploie au croisement de l’espace mental et du ressenti, la dissociation entre les deux instaure une sensation étrange, poétique, elle opère pour que l’oppression et l’angoisse se propagent mais également pour que nous puissions saisir à quel point cette femme a d’intuition en elle, de sagesse. Le trouble est installé, il infuse. J’ai prêté ma voix à sa dérive intérieure tandis que Brida s’est emparée du corps. Brida a cherché les gestes, leur intensité et leur langage, tout y est, les tensions, les retenues, les empêchements. Ce corps est hésitant, flou, mouvant, à la fois présent et absent. Lorsque j’ai repris le texte pour les carnets de l’impatience, j’ai écrit imprégnée d’images et de mouvements, Brida, son visage, sa peau, sa bouche, ses mains, sa façon de bouger. Mais je n’oublie pas que deux verbes ferment l’histoire : partir, quitter.
L.R. : En 2024 est paru Corps quotidien, une écriture collaborative que tu signes avec la peintre Françoise Pélardy. Le corps est immanquablement en questionnement. Le thème du passage du temps s’impose comme schéma narratif. Comment le dialogue entre vous s’est ouvert ? Inspirations et résonances ont-elles été évidentes ? L’inconnu a-t-il opéré ?
F.T. : Je côtoie depuis plus de vingt ans des peintres, sculpteur.rices, photographes, musicien.nes, danseur.ses, comédien.nes… Depuis plus de vingt ans, je porte l’écriture où on ne l’attend pas forcément, hors des sentiers battus de l’édition, dans le sens du collectif, vers l’installation, la vidéo, la performance… Je cherche l’échange, la confrontation, comment aller un peu plus loin, toujours un peu plus loin. L’abstraction telle que Françoise Pélardy la travaille par la couleur et la sensation est source d’inspiration depuis longtemps. Nous avons voulu cette rencontre pour que coexistent image et texte dans la sensation quotidienne du corps et pour investir ce corps aux âges de la vie où cette quotidienneté se fait émerveillement, impatience, acceptation ou désespoir. Le corps est en questionnement dans les monotypes de Françoise comme il l’est dans mes écrits, pour faire état, pour décrire ou distancier, pour s’approcher et s’éloigner, pour rendre compte du temps qui passe. Les fragments choisis vont creuser jusqu’aux origines, les monotypes de Françoise n’illustrent pas, ils font ricocher la lumière. Y sont racontés le corps de tous les jours dans ses bons et mauvais jours, l’intime mais aussi l’ordinaire dans la célébration des moments, la jeunesse et la vieillesse, le rapport aux corps des autres, la circulation des désirs, l’oubli. Il me semble que la solitude est en débat tout au long de l’échange, dans les blancs, les fêlures, entre les mots, par la puissance de son universalité. Il n’est question que de ressentir. Les textures et les mouvements capturés par l’image, par le mot, au croisement des deux, investissent ceux du corps. Muscles, peau, os, nerfs sont convoqués. J’aime le moment subtil où texte et monotype viennent s’ajuster. J’aime observer comment ils font sens autrement, au-delà. À deux, on laisse agir l’attente, l’impatience. On cherche sous l’évidence la combinaison la plus simple ou celle qui permettra de faire un pas de côté, d’accepter d’être surprise, voire déconcertée. Corps quotidien propose un espace où se dépouiller de soi-même, où se concentrer sur une histoire fragile car tendue inexorablement vers la mort.
L.R. : Une dizaine de textes titrés constitue l’ouvrage D’encre et d’amour aussi (2023). Tu sembles toujours sur le qui-vive, à l’affût des signes, épiant l’amour et la mort. Les bruissements des revenances sont des corps en marche. Quel secret nomadises-tu ?
F.T. : Sur le qui-vive, oui. J’ai écrit Le syndrome du maharadja, qui est au centre de ce livre, pendant les confinements. Il est hanté par l’époque. Alors oui, je me reconnais lorsque tu dis que je semble à l’affût des signes, épiant l’amour et la mort. Cette écoute m’est nécessaire, absolument, me mettre en état d’écouter, de percevoir, de suivre, saisir, capter. Je ne suis pas certaine de tout entendre mais je tends l’oreille aux bruissements et aux soupirs. Il y a de grands silences dans ma tête et beaucoup de bruit. La nature du silence m’obsède, son poids dans ma vie. En écrivant, j’essaie de restituer la teneur d’atmosphères contrastées. J’essaie d’y mettre le plus de finesse possible. J’aurais pu pour cela choisir la peinture mais ce sont les mots qui habitent en moi, des mots qui se bousculent, qui ne me laissent jamais les écarter de ma route. Il y a des mots silencieux et d’autres très bruyants. D’encre et d’amour aussi est certainement, de tous mes livres, celui qui a adopté le plus grand nombre de ces mots. Ils y sont chez eux, dans une intimité qui est à la fois la mienne et pas du tout la mienne. Mon écriture en temps de covid a été contaminée par d’autres alertes, d’autres impuissances, d’autres terreurs. Nous étions tous, comme jamais, à la confluence de plusieurs mondes. Être à ce point en situation de vulnérabilité, à l’échelle planétaire, l’inédit de la situation, ont déclenché en moi le besoin de développer ce que j’appelle le « quotidien fondateur », de chercher dans le détail, la nuance, dans l’infime, ce qui nous fait « humain ». Il n’y a rien de spectaculaire dans ces histoires mais l’expression du déséquilibre en nous.
La mort, la mort montrée et verbalisée tous les jours, pendant des semaines, des mois, dans les médias, dans des flux de conversation, a creusé des sillons dans l’imaginaire. S’est posée, je crois, la question de l’amour. Soudain s’est matérialisé le risque de perdre un être cher, alors la question de l’amour a (re)surgi, aimer un enfant, une mère, un compagnon, une inconnue, une absence… Aime-t-on ? Est-on aimé ? Tous les personnages sont pris dans ce tourbillon. D’encre et d’amour, ils le sont tous. Je revendique les fantasmes avortés, les ressentiments, les rendez-vous manqués, une ambiance spectrale au détour d’une page, les situations de rupture, la confusion joyeuse d’une mère célibataire, le deuil glissant dans l’âme d’un père… J’ai traqué pour eux, mes personnages, l’accélération des battements de cœur et le souffle enclos dans celui des vivants. Ils sont là, dans le temps du livre, ils vivent fort, ardemment, et j’espère qu’ils feront longtemps retentir l’écho de nos bouleversements.
L.R. : Ton récit Le sort (Éprouver. Construire. Devenir) est constitué de dix textes dont la plupart sont prénommés suivis entre parenthèses de trois verbes à l’infinitif. Ils gravitent autour de la représentation d’être mère. Comment as-tu pris pour chacun d’entre eux ce temps de voyage ? Comment ton « je » expose sa visitation à travers eux ? Et que viennent consolider les verbes ? Cette imposition est-elle l’empreinte d’une vérité ?
F.T. : Pour moi, Le sort est un roman. Je ne suis pas attachée à la chronologie. Je passe toujours par plusieurs entrées pour raconter une histoire et en effet, chacune est un voyage. Les trois verbes entre parenthèses ont le pouvoir d’évocation d’un sous-titre. Ils introduisent une profondeur de champ. Ils sont concrets, à l’infinitif parce qu’ils expriment la dimension universelle de ce qui est raconté, verbes d’action pour certains (vouloir, découvrir), exprimant un état donné (subir, flotter) ou une situation en devenir pour d’autres (espérer, résoudre, inventer). Ils pointent des directions.
Je m’intéresse dans ce livre à la complexité des relations, mes personnages sont des femmes en quête d’elles-mêmes. Solange, Marjane, La beige, Chamade, toutes viennent dérouler leurs pensées, parfois limpides parfois plus hermétiques, et ces pensées imbriquées mettent l’accent sur la difficulté de vivre ensemble sans véritablement se connaître. Leurs vies sont juxtaposées mais interdépendantes. La maternité est au centre des interdépendances, au centre des enjeux de pouvoir. Sont abordés le désir d’enfant, la frustration, le renoncement. Vouloir un enfant ? Ne pas vouloir d’enfants ? Est-ce réellement un choix ? Solange abrite en secret la sensation d’inaccomplissement et la difficulté de ne pas être mère sous le regard de la société. Solange est captive dans sa tête, empêchée par son éducation, son tempérament, d’être une femme heureuse. Ce livre est foisonnant comme je l’ai voulu. Je me suis éloignée de la narration pour enchâsser les destins et les combats individuels, pour laisser se développer des ressentis et des sursis, je ne résous rien, je laisse ces femmes exister comme elles peuvent.
Chamade est à l’âge charnière où se construit (ou ne construit pas) l’idée de la maternité. Elle est fille et enfant, elle observe, elle ne veut pas grandir, elle ne veut surtout pas ressembler à sa mère. Il lui manque la structure, l’envie, pour se projeter dans un futur. Chamade est un personnage que j’ai aimé entraîner dans cette aventure. Chamade est un électron libre, elle se balade dans sa vie et ses états émotionnels, elle oscille, explore, heureuse ou malheureuse pour quelques heures ou quelques jours. L’exaltation de l’adolescence autant que la dépression lui permettent de se replier dans le confort de son égocentrisme, on pourrait dire sa bulle, une solitude très dense, très pleine, que nous avons nourrie ensemble. Je me demande où ira Chamade après Le sort. Je ne sais pas. D’habitude, je ne me pose pas cette question mais Chamade est attachante, elle porte sa singularité comme un vêtement trop grand et je l’ai laissée en pleine transformation. La figure de la femme puissante (sa mère) placée au centre de cette communauté joue un rôle décisif, elle actionne des leviers de questionnement identitaire. Qui est qui ? Chamade s’en sert pour réfuter les modèles et réclamer de l’attention. Chamade cherche un père (son père) et trouve auprès de Solange la connivence d’une âme sœur. Cela sera-t-il suffisant ? Se pose la question des hommes. Sans la question des hommes, il n’y aurait pas de vérité. On les devine hors-champ, en creux dans la parole, occupant les silences et les angles morts. Les faire disparaître a été ritualisé, par la pensée magique ou le meurtre, les hommes disparaissent. Dans ce monde-là, il faut choisir de vivre sans, se croire assez forte, se suffire. Chamade se décale, se laisse aimanter, grandit, s’autonomise. Elle apprend à jouer sur tous les tableaux et s’affranchit du sort qui lui est fait (résultat des choix de sa mère) et qu’elle contient sous des couches d’enfance. Elle s’autorise à être qui elle est, fébrile et hésitante.
L.R. : Soixante-trois courts monologues, prénommés une fois encore, forment l’ouvrage Bien au-delà, qui sait… (2017). Ces personnages racontent un moment de leur histoire. Que t’a permis d’affronter ce flux d’anecdotes ? Que disent-ils au-dehors ? Quelle est la sève de leurs représentations ?
F.T. : Il est question de temporalité dans Bien au-delà, qui sait. Je remplacerais dans ta question « anecdote » par moment ou événement. Comme je l’ai dit précédemment, j’accorde au quotidien une grande importance, il nous forme, nous constitue, il se traverse et laisse des traces que je tente de recueillir. On ne peut pas lui échapper et c’est l’un des propos de cette mosaïque d’histoires écrites sur le vif. Je ne suis pas partie avec des objectifs bien formulés mais avec le souhait de m’approcher de ce que pourrait être une perception de la société à un instant donné. L’époque est mouvementée, les sentiments se révèlent, les opinions s’expriment comme jamais auparavant, des histoires remontent par capillarité. J’aime les voir s’articuler, s’ajuster. J’aime aller fouiller où ça ne s’ajuste pas bien, dans les interstices, les latences. Rien ne me semble jamais banal, commun, transposable. J’essaie de mettre en jeu la part romanesque des vies, ce qui les rend uniques malgré tout, précieuses, émouvantes. Les premiers monologues ont été écrits pour une exposition en Ardèche où le public venait à la rencontre des personnages dans un dispositif vidéo. Deux expositions ont suivi, dans une église en Dordogne, à l’abbaye de la Couronne, des casques étaient laissés à la disposition des visiteurs qui recevaient comme une suite de confidences. J’aime écrire pour enregistrer, pour la dimension audio, pour la voix porteuse d’un prolongement d’imaginaire. J’ai passé beaucoup de temps avec chacun des personnages, nous devions être suffisamment intimes pour que le récit d’un fait, circonstancié et circonscrit, puisse devenir le point d’entrée dans une singularité. Peu à peu, le livre est né, enrichi de nouveaux monologues, suffisamment pour faire état d’une diversité. Ainsi, détourant chaque personnage par l’emploi du « je », l’écriture produit l’effet de globalité recherché. Je peux parler d’une intention « atmosphérique », d’une structure à la fois lâche et serrée, poreuse, 63 textes à la première personne, écrits sur le même format (3 minutes de lecture) comme autant d’instants découpés dans une masse humaine. C’est l’étrangeté dans la familiarité qui a conduit Bien au-delà, qui sait à la radio. Les samedis matin pendant plus d’un an, les auditeurs de RCF Charente ont eu rendez-vous avec le Portrait du jour introduit par son prénom et une adaptation de la Gnosienne n° 1 d’Erik Satie. C’est au théâtre que les personnages trouvent à s’exprimer depuis l’an dernier, au festival de Montreuil-Bellay, dans une adaptation de la Compagnie Ruzaro. Je me suis surprise à assister au spectacle comme si je n’y étais pour rien.
L.R. : Quel embranchement as-tu pris actuellement dans l’écriture ? Laisses-tu parfois ta langue se reposer ? Ou le fil n’est-il jamais coupé ? Comment la phrase arrive-t-elle ?
F.T. : La langue est toujours présente, il y a des phrases, des mots, des questions, un flux mouvant. Dans la vraie vie, mon champ de vision est très restreint mais ouvert sur autre chose que la vue. Des images fantômes se meuvent autour de moi. Je navigue dans le flou, je traîne, m’attarde dans une semi-obscurité. Il me semble être dans un perpétuel état de veille. Le hors-champ m’attire, l’envers du décor. J’ai toujours un livre en cours, un livre en perspective, des réflexions ouvertes, à diverses phases de maturation, des envies, des histoires qui commencent à s’animer, des personnages qui prennent la parole… Des obsessions me rattrapent. J’écris parce que mon équilibre passe par l’écriture. Le fil n’a été coupé, vraiment coupé, qu’une seule fois. En 2005, la perte accidentelle de tout mon travail m’a mise ko. J’ai lâché le fil du désir. Il m’a fallu du temps pour reprendre mon souffle et attraper un fil nouveau, lui permettre de s’étoffer, de se déployer. Pour m’en sortir, je me suis accrochée à ce qui restait, aux ateliers d’écriture, à la revue « Implications » (Journal de la Non-Directivité Intervenante, Recherche-action en sciences humaines, Paris VIII, années 2000). Je n’aime pas particulièrement parler de moi, mais il y a eu ce passage obligatoire et finalement libérateur de l’écriture impliquée, à la première personne pour parler de moi, livrée instantanément, dans son élan premier.
En 2011, il y a eu la rencontre avec la peintre brésilienne Dalva Duarte qui m’a fait la proposition d’écrire pour elle. Une forme d’envie (d’urgence?) est revenue. Ainsi a vu le jour Dalva, le roman des caprices, long texte poétique pour accompagner la série inspirée de Niccolò Paganini Les vingt-quatre caprices. A suivi Natureza Viva, catalogue de l’exposition au Château-musée de Tournon-sur-Rhône (2 juin – 30 septembre 2013). Cette expérience a marqué le début d’un autre exercice de création, poser un regard global sur le travail d’un artiste, l’appréhender de façon plus littéraire et le restituer par des textes, des préfaces, des quatrièmes de couverture… C’est inspirant.
Mon univers fictionnel est agité par d’autres vies que la mienne, c’est précisément cette promesse d’élargissement qui me jette dans l’écriture. Chaque nouvelle phrase va un peu plus loin, m’éloigne un peu plus de mon propre horizon. Quelle quantité de soi traverse l’écriture ? La question reste sans réponse. Vue d’en haut se dessinerait l’image d’un enroulement ou d’un labyrinthe. Le plus intime n’est jamais où j’ai pensé l’avoir mis.
J’ai des carnets, des bouts de papier, des coins d’enveloppe, de vieux tickets de métro, un petit fatras personnel archi plein de phrases, de fragments, de descriptions… autant de pistes à creuser. Chez moi, généralement, les personnages sont les porteurs de la langue. Nous vivons dans le même espace-temps, nous partageons la même tête. C’est un peuplement dont je me sens responsable et qui me fait vivre à la jonction du réel et de la fiction une épreuve de création à laquelle je ne renoncerais pour rien au monde.
L.R. : Ton travail repose sur la confiance que tu portes en le langage pour communiquer. Tu as pris un parti pris : tu crois en le dire humain, fût-il aussi imparfait, insignifiant et fragile. Il n’est pas rien. À quand fais-tu remonter cette exigence ?
F.T. : Les ateliers d’écriture ont été pour moi un lieu d’expérimentation où laisser le « je » exister dans une forme de multiplicité. La régularité a été salvatrice, le groupe également. L’étonnement d’être plusieurs à écrire simultanément, le plaisir immédiat de l’écoute, ont fonctionné sur moi. J’aime découvrir ce que d’autres ont écrit, chaque mot peut se faire l’écho d’un frémissement. Néanmoins, mon travail est solitaire, ce sont des êtres d’imaginaire et de mots qui m’accompagnent jour après jour. Faire exister des personnages est en soi empreint de cette confiance dont tu parles, sur laquelle repose le travail. Je raconte des histoires et la littérature est mon mode d’expression. Je m’élance dans ces histoires, je ne sais pas forcément où cela va me mener mais je m’élance. S’élancer et élargir… Le lien entre les personnages et moi s’est renforcé à mesure que le romanesque prenait de l’ampleur. Ils sont là. Tant que je ne suis pas allée au bout de ce qu’ils ont à dire, ils attendent et occupent le terrain. Je crois qu’à leur façon, ils me font confiance. Cette forme de relation est tangible pour moi, aussi tangible que n’importe quelle interaction avec la boulangère ou mon neveu. J’accepte l’idée d’insignifiance, la vie est constituée de si petites choses, je vais d’instant en instant, d’un soubresaut à l’autre, j’épie les signes, les souffles, et ce qu’ils font exister de sensible.
Faire partie de l’Atelier IMIS est une autre manière d’être exigeante et attentive. Écrire pour le collectif, être artiste et autrice dans une même énergie, me semble combler un autre pan de mon désir d’expression. Je poursuis mon travail d’écriture scrupuleusement et le laisse filer vers ceux qui s’en emparent. Performances, théâtre, films… Pour les expositions, ma matière est différente, plus impalpable, plus incertaine, je m’élance sur des chemins à défricher. Je change d’échelle et d’instruments. La revue « Proximités » est un chantier, un laboratoire. Elle rend compte des temps de réflexion et des temps de création d’un collectif engagé, nous choisissons des sujets de société qui nous tiennent à cœur et cherchons comment les aborder de notre point de vue poétique. C’est une aventure éditoriale mais aussi émotionnelle et je m’implique avec cette conviction qui entretient le goût du langage. Le langage est là pour faire durer l’expérience, pour initier, explorer, essayer, détourner, tester… L’écrit est toujours au cœur des aventures du collectif, on part de lui et on y revient.