Laurine Rousselet : Pourrais-tu nous raconter, chère Pascale, ce que tu as trouvé en 1995 dans les sous-bois de La Vergne, en Charente ?
Pascale Gadon-González : Nous sommes arrivés sur la commune de Dignac, en 1993, au moment où je reprenais des études d’art. La Vergne se situe dans la vallée de l’Échelle sur un territoire d’une grande richesse faunistique et floristique (ZNIEFF). Dans ses sous-bois, je commençais une recherche photographique en m’intéressant aux différents biotopes et en collectant quelques petits végétaux qui souvent passent inaperçus. C’est ainsi que les premières séries photographiques intitulées « Signatures » ont été à l’origine de mon intérêt pour les lichens.
Ces formes-signes révélées sur papier photosensible provenaient non seulement de mousses, de fougères mais aussi de lichens, très nombreux aux alentours de notre maison. Ne sachant pas exactement ce qu’était un lichen, maints questionnements me poussaient alors à commencer une recherche entre art et science. Dès 1995 je découvris les herbiers du Muséum national d’histoire naturelle à Paris, rencontrais le conservateur de l’herbier de lichen et me formais à la lichénologie avec des membres de l’AFL-Association française de lichénologie.
L.R. : Ton travail propose une autre relation à la réalité, voire une autre définition de la réalité. As-tu l’impression de réaliser une vraie expérience intérieure en cherchant « qui » est l’individu chez le lichen ? Pourrais-tu nous expliquer ce qu’est la symbiose lichénique ?
P.G-G. : Dans le langage naturaliste ces organismes font partie des cryptogames (union cachée) et s’opposent en cela aux phanérogames (fleurs).
Je connaissais le phénomène symbiotique, comme, par exemple les insectes pollinisateurs avec les orchidées, les mycorhizes sur les racines des arbres. Néanmoins, j’étais là devant autre chose, un nouvel « être », qui remettait en question ce que l’on m’avait appris sur les notions d’individu et d’identité. Cette prise de conscience allait motiver mes recherches et mes travaux.
En effet, le lichen que l’on trouve partout sur terre, nous révèle non seulement le potentiel d’une atmosphère viable, mais aussi nous donne à voir le potentiel d’une altérité structurante, de « l’autre » comme l’écrivaient Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Rhizome. Une autre entité vivante issue d’un processus symbiotique entre une algue et un champignon, celle-là même du lichen.
À l’échelle microscopique, le lichen dévoile des processus relationnels insoupçonnés, l’algue et le champignon ne fusionnent pas, mais développent une nouvelle structure, un autre individu : le lichen. Il me fallait comprendre… et c’est auprès des scientifiques, mycologues ou lichénologues, comme des lectures et recherches faites au sein de l’école d’art que ce travail a commencé en 1995.
Et de ce fait, ce fut par ces deux prismes que j’abordais le lichen et le processus symbiotique qui le structure. C’est aussi une expérience intérieure, tant à mon niveau qu’à celui dans lequel j’évolue. Une question existentielle qui ne me quitte pas, elle éclaire mon rapport à l’altérité.
L.R. : Tu dis que l’art, comme la nature, est une idée d’existence et d’organisation. Si tu chéris le terme « symbiose », tu sembles avoir une soif insatiable d’être. Je pense à Gilles Deleuze qui disait que la joie c’est d’être présent à plus grand que soi. Comment t’est apparue, pour s’imposer en toi, cette position qui n’est autre que le fondement d’une éthique ? Et comment l’appliques-tu au quotidien ?
P.G-G. : Vaste question, il y a de l’humilité dans ce que tu évoques. Gilles Deleuze a été pour moi un philosophe important, une nourriture à la fois spirituelle et politique. J’aime beaucoup la phrase que tu cites, il y a retournement, c’est un mouvement qui pointe vers l’altérité. De mon côté, souvent je citais cette phrase de Gilles Deleuze, à propos des lichens : « Autrui est toujours perçu comme un autre, mais dans son concept il est la condition de toute perception, pour les autres comme pour nous. C’est la condition sous laquelle on passe d’un monde à un autre. Autrui fait passer le monde, et le « je » ne désigne plus qu’un monde passé. » G.Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?
Je ne sais pas si c’est une éthique, car cela n’est pas devant moi mais tout simplement là, je ne pense pas non plus que ce soit une conscience, il me semble que ce serait plutôt une question de perception, donc de présence. La perception engage l’autre, c’est ce qui m’anime. C’est la rencontre qui fait vivre.
Et plus j’avance dans ma démarche, plus elle se nourrit de rencontres, alors dans mon quotidien, les multiples créations passées et à venir ont été forgées par deux dynamiques : « l’art comme expérience », et le va-et-vient ontologique qui consiste à comprendre pour apprendre et apprendre pour comprendre. Engagée et cofondatrice de structures d’éducation artistique et culturelle comme le GEREM, Groupe d’Étude et de Recherche sur l’Enfant et la Musique qui est devenu l’association LUDAMUSE, l’école d’art « Le Pac’bô » d’où est née l’Épiphyte (école d’art à Dirac), Le Grand jeu ou Le Nom d’un oiseau à Dignac, probablement en passe de se métamorphoser en 2026-2027.
Tous ces engagements ont été des présences aux autres, des échanges, une manière de nourrir des relations partagées, peut-être symbiotiques. Actuellement et par nécessité pour l’humanité, le processus symbiotique devrait être envisagé comme un nouveau rapport au vivant : cultiver la coopération, l’entraide, l’échange réciproque, comme des facteurs essentiels à la vie, à la survie, prôner l’interdépendance plutôt que la compétition.
L.R. : Tu aimes citer cette phrase de Lynn Margulis et de Dorian Sagan (in Microcosmos, 1986) : « Le processus symbiotique ne connaît pas d’interruption. Nous, organismes du macrocosme, continuons d’interagir avec le microcosme et de dépendre de lui, tout comme nous dépendons les uns des autres. » Partagerais-tu définitivement l’idée que comprendre, c’est accepter ?
P.G-G. : Oui, accepter l’autre, comprendre nous apprend et apprendre nous mène à comprendre, alors oui, cela nous mène à considérer autrui, comme la condition de notre propre existence. La génétique montre cela, nous sommes constitués de plus d’ADN extérieur à nous-même. Les nouvelles découvertes sur l’impact des micro-organismes tels que les bactéries, virus ou champignons sur le vivant est considérable. Nous avions une vision restreinte de l’évolution, la solidarité et la coopération sont des avantages qui favorisent la survie et l’évolution. Valoriser la biodiversité plutôt que de capitaliser un résultat, c’est un autre angle de vue. Et malheureusement ce n’est pas ce que privilégient les pouvoirs liés aux dynamiques capitalistes. Les profits à force d’être exercés par et pour une seule minorité, amènent à sa perte l’équilibre planétaire. Ainsi tous les vivants sont concernés.
L.R. : Que viens-tu accueillir, chère Pascale, sous le terme « réciprocité », si cher à ton cœur ? En toi, tout est affaire d’intensité. Il est toujours question de la part manquante du réel. Pour cela, est active une re-concentration de la conscience de soi dans le monde. Est-il aussi question du silence ? Parviens-tu à percevoir le silence des unions cachées des lichens ?
P.G-G. : L’observation chez moi, part du silence. Je veux dire par là, qu’observer est une découverte, il y a d’abord le rien qu’on ne perçoit pas, et découvrir c’est rendre visible. Il y a donc silence avant toute perception. Mais nous ne sommes pas seuls, nous sommes habités des corps qui nous ont constitués. Dans « Les mots et les choses » Michel Foucault nous rappelle que « les imaginations sont signes des perceptions dont elles sont issues ». La phénoménologie de la perception explique ce va-et-vient, cette réciprocité qui opère dans le processus même de la perception et donc de la cognition aussi.
Cela nous renvoie là encore, aux fondements de l’altérité, cette part manquante du réel. Et les unions cachées des lichens ont tellement de chuchotements à mon oreille, qu’il m’est difficile de les penser silencieux ou sans voix. Ils me parlent. Et ils m’évoquent beaucoup plus qu’un écran d’ordinateur… ça va de soi !
L.R. : Ta série des bio-indicateurs est une merveille. Pourrais-tu nous décrire la naissance de cette série ? Partagerais-tu l’idée de la chorégraphe américaine Carolyn Carlson que la grâce n’est autre que l’humilité ?
P.G-G. : Mon travail et mes recherches qui paraissent à première vue très spécifiques, laissent place dans un même temps à ce qui n’est pas dit, à ce que l’on ressent en percevant mes images, mes photographies. Rien n’est explicite lorsqu’on se trouve devant un lichen de la série des bio-indicateurs ou devant un tirage cyanotype d’un des paysagesSP. Mais tout est là, pour cette série, je ne fais qu’exalter les perceptions que j’ai eues en les observant de plus près. Coupés de leur environnement naturel, ils sont montrés comme des mondes en suspens sur fond noir, des mondes ou des planètes qui nous disent en réalité, qu’on n’est jamais seuls. Il nous semble regarder une chose, UN lichen, mais c’est un collectif, ils sont PLUSIEURS. L’interdépendance est une clef vivante, en cela, peut-elle nous aider à mieux vivre ? Être bienveillant, c’est peut-être ça aussi l’humilité.
L.R. : Que fais-tu rencontrer dans ta série Biomorphoses ? Pourquoi l’utilisation du cyanotype ? As-tu eu, dès l’origine, conscience qu’en utilisant le microscope comme outil de production des images, tu t’inscrivais dans une histoire de la photographie ?
P.G-G. : La série Biomorphoses est la seule qui mixte des images provenant de deux biotopes ou régions différentes. Dorénavant je n’utilise plus ces croisements, chaque élément collecté ou photographié est lié à l’environnement dans lequel il se trouve. C’est important pour moi, cela parle d’un écosystème précis, la signature d’un milieu. C’est ainsi qu’en 2022, en résidence de création pour la biennale d’art contemporain de Melle Les Rêves du Monde (Deux-Sèvres), j’allais photographier et collecter quelques lichens dans l’arboretum qui entoure la ville, mais aussi sur le site d’une usine de biochimie classée Seveso III. Montrer à la fois l’atmosphère préservée d’une ville qui a fait le choix d’implanter des arbres sur l’ancienne voie ferrée, mais aussi découvrir la résistance des micro-organismes du lichen, collectés sur le site pollué de l’usine de biochimie.
Ou comme pour l’exposition aux archives départementales de la Charente où l’idée était de montrer ce qu’il y avait encore de vivant sur un site normalement privé d’humidité et de lumière. Ce désir de révéler un écosystème à toutes les échelles qu’il m’était possible d’aborder, m’a amenée à travailler avec des technologies de pointe concernant l’image microscopique. C’est ainsi qu’en 2017 je rencontrais l’équipe du CMEAB (Centre de Microscopie Électronique Appliquée à la Biologie) à l’université de Toulouse, avec laquelle j’appris à photographier les échantillons de lichens des sites concernés.
Ainsi je réalisais les séries PaysageSP, biomorphes, Contacts-Cellulaires en utilisant des microscopes à balayages ou à transmissions. Puis l’informatique pour tisser, agencer, imaginer de nouveaux paysages. Affabulations d’une réalité augmentée.
Dans un même temps, je revenais à des procédés anciens de photographie : tirages à la gomme bichromatée ou au cyanotype, revenant à la matière, au geste, à une plus grande sensibilité concernant la production de l’image.
L.R. : À travers ton désir de comprendre la structure et le développement du lichen, de prouver la nécessité de refonder notre rapport à autrui, ton travail est un branchement continuel de la conscience à vif sur l’intensité de la vie et de la mort. Il est la démonstration de la perpétuité de la vie. Tu as été, durant toute ton existence, en proximité avec l’enfance, cet inégalable facteur d’images. Comment investis-tu aujourd’hui ta faculté d’imagination ?
P.G-G. : Oui, le secteur de la petite enfance m’a toujours impressionnée et j’y ai consacré une bonne vingtaine d’années. L’éveil artistique du jeune enfant, c’est-à-dire la période pré verbale, est un terrain d’apprentissage inégalé en ce qui concerne la cognition et le processus de création. J’y ai peut-être appris plus que dans les cinq années passées dans l’école d’art. Pourquoi ? Eh bien, il me semble que les lichens en parlent très bien. Le phénomène symbiotique est un aspect de la vie toute en présence. Pour moi, l’échange qui s’opère entre deux individus n’est pas alternatif, mais simultané. Comme en art, ou comme pour le bébé. En ce sens il n’y a pas de possibilité de comptabiliser, de capitaliser ce qui m’est donné, nous sommes là devant ce qui serait plus de l’ordre du don, un espace tiers, un entre-deux qui n’est ni l’un, ni l’autre des partenaires, mais un processus qui construit de l’autre, de la vie tout simplement. Il y a un rapprochement à faire entre la petite enfance, l’art et le lichen. C’est en quelque sorte ma trajectoire ou ma quête en tant qu’humaine.
Mon imagination se nourrit d’objets temporels, un présent nourri d’un passé et d’un futur, mais aussi d’espaces plus ou moins habités, de ce que je vois ou de ce que je ne vois pas.
De mon point de vue le lichen n’a pas de centre, il est purement relationnel et pourtant il se structure. Quelle sorte d’espace/temps est-il en question dans ce processus symbiotique ? C’est également ce que tentent d’expliquer certains scientifiques quand, en réponse, ils suggèrent que : UN + UN = TROIS. Tu me demandais si je pouvais expliquer ce qu’est la symbiose lichénique, alors ma version est un peu différente, elle pose effectivement un dilemme ou un paradoxe entre ce qui est vie ou mort. En ce qui me concerne, je proposerais alors une autre version : UN + UN = UN. Préférant valoriser la biodiversité que capitaliser, c’est un autre angle de vue. On abandonne quelque chose, mais dans un même temps surgit autre chose. Dans mon travail, certains paysages de la série PaysageSP en cyanotype, montrent un espace suspendu, entre vie et mort.
L.R. : Comment s’est construite la remarquable exposition SYMBIOSE à l’université Paul-Sabatier à Toulouse à l’automne 2024 ? Que t’a apportée la rencontre avec l’équipe qui t’a accueillie ? Leurs savoir-faire techniques, leurs outils issus d’une technologie de pointe ?
P.G-G. : Mon parcours artistique entre art et science m’amène à de multiples collaborations. En 2017, je dépose un dossier à la DRAC pour un projet de recherche avec des outils et technologies me permettant de visualiser l’intérieur des lichens. Existait-il des traces photosensibles des contacts symbiotiques entre les deux cellules algue et champignon, comment cela se passait-il, pourrais-je en capturer des images ? Une collaboration commence avec le CMEAB – Centre de Microscopie Électronique Appliquée à la Biologie, de l’université Paul-Sabatier à Toulouse.
Depuis maints projets et réalisations se font en collaboration. Avec l’aide de l’équipe du CMEAB, je réalise mes propres clichés photographiques. Nous utilisons pour cela le microscope électronique à balayages ou à transmissions, la cryofracture pour les lichens mis en culture dans des boîtes de pétris.
Devant la diversité de mes réalisations, germe l’idée d’une exposition qui présenterait à la fois cette collaboration et mon propre travail. Qu’est-ce qui fait « lien » dans mon travail artistique sur les lichens, quelles coopérations s’initient dans cette démarche ?
L’exposition SYMBIOSE a donc eu lieu en 2024, sur quatre espaces au sein de l’université et de la faculté de santé. Y étaient exposées une soixantaine d’œuvres issues des séries : Lichens bio-indicateurs, PaysageSP, Topographies, Signatures, Contacts-Cellulaires, Biomorphoses, et une projection vidéo L’œil écran. Conjointement au sein de la faculté de santé, étaient exposées des microphotographies provenant de plusieurs plateformes d’imagerie scientifique, dont celle du CMEAB. Une conférence table ronde ouvrait un dialogue art, science et technologie sur le thème de la symbiose. Les scientifiques présents étaient invités à présenter leurs recherches et démarches à partir d’une œuvre choisie parmi celles que j’exposais.
Une vidéo de ce programme est visible sur mon site internet (lichen.fr)
L.R. : Toi qui as tant appris du biologique, quels sont tes projets en cours qui nous restitueront ta démarche créative ? Es-tu confiante dans le fait que l’humanité soit capable d’abandonner son anthropocentrisme pour adopter une autre forme de pensée ?
P.G-G. : Lorsque j’écris ces dernières phrases, nous sommes le 7 octobre 2025, en France le énième Premier ministre vient de démissionner, les massacres entre humains se perpétuent dans plusieurs pays et les catastrophes climatiques dues au réchauffement planétaire sont belles et bien présentes.
Alors est-ce que l’humanité peut résister aux pouvoirs hégémoniques de quelques hommes ? Est-ce dans le silence qu’une résistance peut advenir ? Et en quoi la science peut-elle éclairer cette humanité, si cette dernière est guidée principalement par des enjeux économiques et autocratiques.
En fait nous perdons nos boussoles, saurons-nous revenir là où nous sommes ? Là où nous existons ? Le lichen autotrophe grâce à l’eau et la lumière, se nourrit aussi dans l’interdépendance qui le lie à l’autre, à son environnement. La dépendance devient positive lorsqu’elle est réciproque, cela construit de l’autre. Ce sont ces liens essentiels qui créent la vie. Alors, si nous pouvions changer de paradigme pour aller vers une plus grande perméabilité, une plus grande interdépendance, naturellement le chemin se tracerait.